JEAN-EDERN HALLIER

Poursuivi par les huissiers – il sursaute à chaque coup de sonnette – agressé dans son âme et dans son corps, Jean Edern Hallier n’est pourtant pas le loup de Vigny acculé au mur. Ses ennuis, essentiellement dus à d’énormes amendes infligées pour diffamation à son journal “L’Idiot International », semblent galvaniser cet homme rare dont le tort essentiel semble de faire coller ses actions à ses paroles. Même si certaines métaphores frisent le sacrilège, les pensées que J E Hallier livrent aujourd’hui sont empreintes d’un étonnant bon sens, et révèlent un personnage qui, au delà d’une énorme connaissance, a su rester simple et cohérent. Envers et contre tous. Quant à son verbe cru, il n’a jamais résonné aussi vrai.

Causerie dans un appartement entièrement vide, place des Vosges à Paris

Jean-Pierre Jumez : “Yves Montand rejoint ses vers”: Cela, c’est le titre de l’Idiot lnternational au moment du décès du chanteur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous, vous n’avez pas rejoint le choeur des Vierges. Pourquoi ?
 

Jean Edern Hallier : Une société qui met ses erreurs sur un piédestal, qui cultive le reniement, qui ne supporte pas qu’on maintienne ses vérités, voilà un signe évident du renversement des valeurs. Un maître à penser ne peut se tromper. Sinon, il n’est pas maître à penser, il est acteur, ce qu’était précisément Yves Montand. Comme tout le monde, il a suivi les médias ou plutôt les a légèrement précédés avec un extraordinaire opportunisme, sans rigueur morale. Il a flotté comme un chien crevé au fil de l’eau, suivant le courant. Moi, si je suis catholique, je reste catholique, envers et contre tous. J’essaie de le remonter, ce courant, pour tenter d’engendrer l’avenir de mon pays, de sa pensée, de son talent, de son intelligence, avec une croyance absolue en l’oeuvre d’art.

JPJ : Mais n’est il pas normal d’essayer de tirer le parti de ses erreurs ?

J.E.H. : Vous voulez dire qu’il faut avoir été trotskiste ou révolté pour devenir crédible ou écouté, qu’on trouve une légitimité dès lors qu’on a trahi les causes de son adolescence ? C’est peut être bien d’avoir été révolté, mais il faut le rester. Moi, je suis rebelle de la naissance à la mort. Hugo avait le sens du refus, et non celui de l’opportunisme. La révolte, on le voit c’est l’acné juvénile. La rébellion, celle que je vis, c’est l’état de fait d’analyse de la société, qui implique rigueur, courage, détermination, qui porte en soi toutes les valeurs profondes qu’on nous a inculquées: sacrifice, amitié, amour.

JPJ : Mais Montand justement, était sincère, lui au moins!

J.E.H. : Non…

Si Le Pen devient Président de la République, Bernard-Henri Lévy fera des pieds et des mains pour être reçu à l’Élysée

JPJ : Et l’intelligentsia, aujourd’hui ?

J.E.H : Uniformisée, scandaleusement lâche. Ils ont tous besoin d’un strapontin dans la presse qu’ils caressent dans le sens du poil. Vous verrez que si Chirac ou Giscard reprend le pouvoir, ils iront manger dans l’écuelle de l’Élysée. Vous verrez que si Le Pen devient Président de la République, Bernard-Henri Lévy fera des pieds et des mains pour être reçu à l’Élysée.

JPJ : Qu’est ce qui vous permet de dire cela ?

J.E.H. : Mais ouvrez les yeux. Il y a une disproportion totale entre la puissance des médias pourtant si peu suivis, on le voit avec les tirages désolants des quotidiens nationaux et le pays réel, même si la presse provinciale touche plus profondément le pays. Aussi parce qu’il y a un vertige narcissique à l’idée de passer à la télé, d’y faire des provocations bien calculées, quitte à suivre un cheminement abominable pour une fonction d’intellectuel.

JPJ : Vous êtes mal placé pour dire ça !

J.E.H. : Moi, je préfère jouer au clown plutôt que de me trahir. C’était le choix de quelques artistes du début de ce siècle: Dali, Picasso, André Breton…

Jean-Edern Hallier : à la fois la guêpe et l’abeille

JPJ : Et vos anciens amis, ceux de mai 68 ; quel regard portez vous sur eux ?

J.E.H. : Tous, que ce soit Kouchner, Chevènement, Rocard ou Brice Lalonde, pour citer les meilleurs, ont certes bien réussi (comparez leurs mines de poupons à mon faciès émacié), mais ils ont trahi leur adolescence.

JPJ : Et ce journal l’Idiot International que vous portez à bout de bras ?

J E.H. : J’ai envie d’engendrer une génération. Je suis à l’aise avec les jeunes qui m’entourent, dans cette équipe ou ailleurs, et qui ont du courage, comme les femmes, d’ailleurs, qui connaissent la souffrance, elles (et c’est pourquoi ma solitude est protégée par une atmosphère tendrement harémique). J’éprouve un frisson paternel lorsque je lis un beau texte. Lorsque je sens percer un talent, j’essaie de l’arroser sans le brûler. Mais l’Idiot, c’est aussi un acte de rébellion accéléré. Cela fait 30 ans que je prends des risques et qu’on le sait. Je reste debout ; les problèmes de l’Idiot sont graves. On saisit mes biens personnels, mon appartement place des Vosges est vide. Mais j’assume, tout comme du granit breton. Celui dont est fait mon château. Compte tenu de mes intransigeances, j’aurais dû mourir à 25 ans, tout comme Jim Morrison. Dieu sait comment j’ai pu survivre à tant de tempêtes. L’explication réside peut être dans une force physique hors du commun et une éducation rigoureuse. Et aussi, j’aime beaucoup la France. J’aime notre langue, notre civilisation, notre talent de vivre, dans tous les sens du terme. Et je me désole de la voir disparaître dans une infâme américanisation. La France devient une banlieue de l’Amérique.

JPJ : Ce phénomène n’est pas seulement français !

J. E. H. : Le japon, l’Islam et certains petits appendices. tels Cuba, résistent. J’aime le côté Astérix de Fidel Castro qui lutte depuis 30 ans, comme moi, contre les vilains Romains. Mais je suis consterné de voir l’inversion des valeurs qui se glisse dans notre pays, où les cancres sont au pouvoir, pendant que la vraie élite, celle qui n’est pas médiatisée, reste ignorée. Je parle de ces gens réels, ceux du Collège de France, ces chercheurs de l’institut Pasteur, ces ingénieurs aéronautiques, les vrais entrepreneurs tels Dassault, Rocher, Bolloré, ces grands cuisiniers, ces grands couturiers, ces secrétaires, ces facteurs. J’aime la France des facteurs. Il aura fallu un prix Nobel pour qu’on parle (et encore, pendant trois jours!) du prof. de Gennes, pourtant un homme admirable. Alors, avec l’Idiot, je suis un patron de presse qui reconquiert son pays de l’intérieur.

JPJ : En vous acharnant sur des sujets et des gens !

J.E.H. : Je fais le vrai travail du journaliste. Mes révélations sur Mitterrand et la Cagoule étaient vraies. Elles ont été reprises par le Crapouillot, d’ailleurs. On pourrait citer mille sujets. En réalité, ce qui hérisse, c’est le talent. “Dites ce que vous voulez sur le goulag mais surtout ne haussez pas le ton”. Cela, c’était la recommandation faite à un ami qui était correspondant de presse sous Brejnev. Dès que l’on met de la chaleur, de la violence, bref, de l’humain dans un discours, il devient insupportable. Le réductionnisme journalistique rejoint le révisionnisme. Une chambre à gaz, ce n’est pas une constatation, c’est une émotion. L’info sans talent, ce n’est que de la farine sans levain.

JPJ : En somme, vous prônez une vraie hiérarchisation de l’information.

J.E.H. : L’objectivité, cela n’existe pas. C’est tendancieux de le dire. Moi, je ne suis pas toujours d’accord avec moi-même, ce qui est une preuve que je suis un vrai démocrate.

JPJ : Revenons sur votre enlèvement…

J.E.H. : Une vieille histoire classée : simple opération téléguidée de l’Elysée pour me disqualifier. 3 heures après mon enlèvement, l’Elysée téléphonait partout, sous-entendant que c’était une mystification de ma part. L’Elysée savait que mon brûlot était sur le point de sortir.

JPJ : Ce qui est étonnant, lorsqu’on vous écoute, c’est que vous êtes resté au fond un être extraordinairement simple ?

J. E. H. : Le bien contre le mal, le pauvre contre riche, la défense de la femme humiliée, de l’enfant qui meurt, je suis en effet un être clair, tout comme Hugo, Sue, Bernanos ou Dostoïevski. La pensée Jean Edern Hallier, c’est la pensée de tout le monde. Les assistantes sociales m’ont porté en triomphe, les infirmières m’ont revêtu d’une blouse blanche. Je suis aimé du peuple. Cela m’aide énormément. J’ai fait du cyclisme, autrefois*. Seul l’encouragement des foules me permettait de tenir jusqu’en haut de la côte. C’est ce que je ressens en ce moment, mais en plus du col à franchir, on ne cesse de crever mes boyaux, de voiler mes roues, de m’imposer vélos trop lourds. Je suis en phase avec les gens qui n’ont pas la parole. L’écrivain exprime plus de passion que le théologien ou le pédiatre. Une femme m’a dit l’autre jour: “Vous vous battez pour moi ».
 

“Je rêve de Napoléon plus que de Delors. D’une politique de conquête qui ferait plier l’Amérique tout en aidant le tiers monde.”

JPJ : Vous parlez de la France, de ses régions et de l’Europe ?

J.E.H. : L’Europe, comme je viens de vous le dire, est complètement sous la coupe de l’Amérique. Je rêve de Napoléon plus que de Delors. Je rêve de politique de conquêtes qui ferait plier l’Amérique tout en aidant le tiers monde, ce qui est très possible. Je rêve d’une Europe des universités, de la connaissance, de l’intelligence, de la liberté. Mais les problèmes me paraissent énormes, car nous revenons aux structures des nations féodales. C’est l’Europe révolutionnaire des années 1830 et 1848 qui a donné l’Europe moderne. Cette Europe-là est morte, au profit de l’Europe des provinces, comme sous la féodalité. A l’époque, cela fonctionnait grâce à des rapports d’association avec les voisins. Le système fonctionnera au moment où l’on favorisera les provinces unies d’Europe, et non pas les états-unis d’Europe. C’est pour cela que je reviens en Bretagne. Je fuis cette entité dirigée par un technocrate de 70 ans (NDLR J. Delors) qui n’a jamais brillé que par la grisaille de son appareil, ou par les pires résultats que l’économie française ait jamais enregistrés.

JPJ : Vous parlez parfois comme le Front National ?

J.E.H. : Le F.N. est le ferrailleur de nos valeurs traditionnelles. Jean Marie Le Pen a acheté la statue de Jeanne d’Arc au rabais. Personne ne parle de la France. On a même inventé un terme pour dénigrer la France : “franchouillard”. Sur le plan culturel pourtant, Le Pen fait un bon calcul, celui de la France française, la chambre bleu horizon du début du siècle. Il dispose d’une réserve d’Indiens. C’est le Sitting Bull ferrailleur. Vive les Sioux!

JPJ : Le Pen et Mitterrand semblent les deux monstres de la vie politique française !

J.E.H. : Oui, et je l’ai déjà dit : c’est le couple infernal. Ils s’estiment, d’ailleurs. Et ils ont tant besoin l’un de l’autre, c’est touchant ! Mitterrand use éternellement d’un machiavélisme simple. Il s’était allié à Tixier Vignancourt pour mettre de Gaulle en ballottage. Aujourd’hui, il se hisse sur le dos d’Harlem Désir et de Jean Marie Le Pen pour se maintenir.

JPJ : Vous parlez et agissez toujours avec passion, énergie, dynamisme ; que manque-t-il à la France pour amorcer ce même nouvel élan ?

J.E.H. : Mitterrand a posé une gerbe de roses (fût-ce de nuit) sur la tombe de Pétain. Ce n’est pas un hasard. On nous fourvoie avec un principe d’égalité complètement faux et truqué, une utopie digne des charcutiers enrichis. Il reste quelque chose de très profond, qu’on cache pudiquement, et qui pourtant va du moyen-âge au 17′ siècle français : travail, famille, patrie. Je ne cherche pas à réhabiliter Pétain, mais celui qui a trouvé cette formule était un conseiller en marketing autrement plus fort que Séguéla. L’élan du futur se trouve dans le passé.

JPJ: Dans de Gaulle, par exemple ?

J.E.H. : Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, mais il m’envoyait une lettre pour chacun de mes livres, rédigée de son écriture de vieille dame, de Sacré-Coeur. Il a été le dernier homme du simulacre français. Il a transformé les enfants du baby-boom en enfants de menteurs : annoncer que l’on a gagné une guerre, alors qu’on l’a perdue, cela se paie. La France a connu des guerres pendant mille ans. Lorsqu’elle les a perdues, elle a admis ses défaites et s’est interrogée. “39-45” est la première guerre dont la défaite ait été niée. Il n’y a donc pas eu la remise en question nécessaire après tout échec. Naturellement, je ne veux pas remettre la France en question. Mais je voudrais lui communiquer une force de rébellion, d’identité, de retour à elle même. Cela ne passe pas par des partis ; cela passe par une sorte de retour à la responsabilité individuelle, à la dénonciation de la sous culture journalistique. Que dire à un épicier de quartier qui se désespère de l’état de son pays ? “Il est délicieux, votre pain d’épices “. A la secrétaire: “Vous rédigez de très belles lettres “.. Au garagiste : “Personne ne sait aussi bien rééquilibrer mes roues que vous”. Il faut rendre l’amour du travail bien fait. Idem pour l’écrivain. Même si je vends mal, je n’ai pas fait de plagiat, je n’ai pas employé de nègres. J’ai la satisfaction du travail accompli. Aujourd’hui, on a relégué l’industrialisation au tiers monde. Le capitalisme est financier, non plus industriel. Avant, on humiliait le travailleur. Aujourd’hui, on l’expulse. Le meilleur employé est viré. Autrefois, c’était de Wendel qui créait des milliers d’emplois. Aujourd’hui, c’est Tapie qui licencie des milliers de personnes. Et il est, bien sûr, célébré par les médias… Il faut donc refaire une France des valeurs. Je sors d’une Bretagne qui a donné à la France Du Guesclin, Madame de Sévigné, Chateaubriand, Bolloré, Leclerc, Bernard Hinault. Si l’on m’oblige à changer de peuple, il ne me reste qu’à demander l’indépendance de la Bretagne.

JPJ : Jean Edern Hallier, au fond vous un très bon aiguillon ?

J.E.H. : Certes, mais je suis à la fois la guêpe et l’abeille.

* Jean-Edern Hallier est décédé à Deauville le 27 janvier 1997 – à 7 h du matin -, d’une chute de bicyclette, sans témoin – la première fois qu’il était seul depuis longtemps. Dans les minutes suivant son décès, sa chambre a été fouillée. Sa dépouille a été totalement maquillée à la morgue, rapatriée à Paris par un ambulancier solitaire qui va mettre sept heures pour faire 202 kilomètres… Entretemps, l’appartement du défunt a été pillé. Sa compagne, qui était présente à l’hôtel, ne s’est jamais exprimée.