Venice-Karachi

Biorythme et navigation

La brume recouvre Venise, dont les plans se dévoilent successivement. Un relief s’ajoute ainsi à ses ciselures, ultime touche alliant l’architecture à la marqueterie.

Une forme massive et ventrue obture le bout d’un quai. Le Victoria, paquebot de la compagnie Lloyd Triestino, est sur le point d’appareiller. Première destination : Karachi, étape sélectionnée en fonction de critères bien précis. Le Pakistan est en effet éloigné, oriental et mystérieux. Mais surtout, ses autorités n’exigent pas de billet de retour, au contraire de tous les pays asiatiques ou africains.
Nous sommes une centaine de passagers à franchir, guillerets, l’échelle de coupée. L’équipage, deux fois plus nombreux, s’affaire autour de nous. Visiblement, nous serons choyés.

À bord, on se prépare à deux semaines de vie en communauté. Ici, voici les 3X8 : huit heures de repas, huit heures de loisirs ou d’étude, (selon qu’on est diplomate ou guitariste), le solde étant consacré au bar, le mirador par excellence. C’est là qu’on percera le parcours d’aventuriers aux destinations étranges, c’est là qu’on jaugera le puritanisme d’une vaporeuse beauté exotique, c’est là qu’on se reconstituera un passé. L’alcool, sur ces vapeurs, joue un rôle important. Il délie les langues et les cœurs de gens pour lesquels l’ordinaire est bien extraordinaire.

Les tarifs sont d’ailleurs édifiants :
COCA-COLA…….. 10 cents
WHISKY………… 8 cents
Bonjour, le roulis !

Ces deux semaines seront trop courtes pour faire le tour de passagères et passagers bien fascinants.
Mais la première découverte, c’est celle de sa propre cadence. L’emploi du temps n’est dicté par aucune nécessité extérieure. L’alternance diurne-nocturne disparaît. Le désir épouse la lubie. Veut-on lire plutôt que dîner ? Veut-on faire une sieste à l’aurore, de la gymnastique la nuit ou encore écouter une aubade au crépuscule ? Rien ni personne ne s’y oppose. L’emploi du temps suit la guise. Les désirs sont rois. On ne fait que leur obéir. En désorganisant l’agenda, on le savoure. On se concentre sur le plaisir. Expérience biorythmique de surface.

Mais une traversée procure bien d’autres satisfactions. Au gré des vagues, on se laisse bercer vers sa destination. L’appréhension progressive des rives qu’on atteint met en valeur l’aspect sensuel de ce mode de locomotion, malheureusement en perte de vitesse. Tout commence en Mer Rouge, avec l’apparition des premiers requins. Puis c’est l’escale à Aden, préparée par de longues descriptions de la Péninsule arabique, qu’offrent généreusement les anciens de la Coloniale anglaise, toujours prêts à ressasser leurs souvenirs depuis leur Q.G. : le bar.

Et pas besoin d’un Guide Bleu pour s’imprégner de Karachi qui s’approche : une langoureuse Anglaise, dont l’époux pakistanais s’est imprudemment attardé dans le fumoir, confie, dans l’enivrante nuit tropicale, soulignée du crissement des flots écartés par l’étrave, les interrogations que lui procure un mariage aussi hybride, dans un foyer aussi lointain…

Au débarquement, gare ! « Quiconque échangera de l’argent hors des banques sera pendu ». Tiens, ce n’est pas sur le guide ! De toutes les manières, un témoignage ne saurait remplacer un séjour. La perception de l’un peut influencer la prise de contact de l’autre. Si cette Anglaise blasée ne trouve aucun charme à la crasse d’une ville construite autour d’un centre réservé aux lépreux, moi, je me délecte du parfum pestilentiel de la vase mêlé à celui des égouts à ciel ouvert, des âcres odeurs de drogues multiples, des émanations suspectes… Il est vrai que je ne fais que passer.

hors du bar, point de salut

La capitale culturelle du Pakistan, c’est Lahore, à quelque 700 km au nord. Trente-six heures de train par le TPV rendent ce site tout à fait accessible. Mais en troisième classe, pas de quartier : le compartiment prévu pour huit passagers en contient en fait trente-cinq. Indiscutablement, le vrai contact avec la population. Ce n’est pas totalement inconfortable puisque, au moins, on tient debout sans effort, amidonné par la densité. De plus, un relais est établi dans les filets à bagages, où chacun a périodiquement accès, pour quelques minutes de sommeil. Prendre l’air dans une gare est en soi une épreuve : il faut se hisser sur les voisins, ramper sur leurs épaules jusqu’à la fenêtre, puis sortir d’une manière ou d’une autre, en tout cas acrobatique.

Néanmoins, le trajet paraît court. La noblesse des démunis contrebalance la futilité des parvenus. Par obligation, peut-être, les trivialités sont écartées de la conversation. On évite les sujets matériels, ne serait-ce que parce que l’on n’est pas concerné. En revanche, on maîtrise le beau, le mystique et le sensible. La pauvreté de ces gens n’est pas la misère car ils sont dignes. Le brahmane décharné, pas très loin d’ici, n’envie pas l’intouchable riche. Des interlocuteurs calmes et sereins, plus que moi, en tout cas.
L’affabilité de ces compagnons de voyage, ce climat de respect en dépit des conditions inconfortables, la nouveauté de cette exiguïté… Quel pincement de cœur aujourd’hui en survolant en une heure le même parcours !

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À cette époque, Lahore est mobilisée par une guerre sans merci que se livrent l’Inde et le Pakistan. Un combat aérien acharné s’y déroule, opposant avions à hélices et avions à réaction, qui ne parviennent pas à établir le contact, malgré les encouragements de milliers de supporters, juchés sur les toits des immeubles. Le bilan de ce combat épique se limitera à la mort d’un spectateur, tombé malencontreusement de son poste d’observation.

Une équipe des Nations unies débarque alors. Leur présence doit éviter de nouveaux bains de sang. Pour exécuter leur périlleuse mission, ces gradés s’installent dans l’établissement le plus étoilé : le Park Hotel (aujourd’hui disparu). Mais pour combler leur oisiveté, les distractions manquent. On les croise dans le quartier des plaisirs, du côté de la forteresse. Des chanteurs, des percussionnistes, des joueurs de sitar et d’orgues positifs accompagnent de leurs mélodies et de leurs rythmes lancinants les évolutions de danseuses que l’on aperçoit derrière chaque fenêtre. Pour ces missionnaires internationaux, un guitariste tombe à pic. Je suis engagé sur-le-champ (de bataille) à me produire au bar du Park Hotel.

Bel endroit pour débuter une brillante carrière !

 

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