Une nouvelle prémonitoire (1984) de Jean-Pierre Jumez
Des hurlements atroces provenant du dortoir s’amplifient dans les couloirs et parviennent à Angélique.
Jamais elle n’a entendu de tels déchirements sonores. Mais sa mère, elle, lui avait raconté … en 1961, lors de l’indépendance du Rwanda-Urundi, les Bahutu avaient de toutes parts laissé libre cours à leur désir de vengeance séculaire contre les Watutsi. Ces immenses Watutsi, mesurant jusqu’à 2m10, tout à la fois seigneurs, guerriers, pâtres et qui avaient toujours dominé la région, y compris sous l’œil bienveillant des Belges, marquant une nette préférence envers ces êtres qu’ils voyaient comme nobles et raffinés, bien que nomades.
Les Bahutu, eux, étaient petits, vus par le pouvoir colonial comme de petits serfs tout juste aptes à cultiver la terre.
Angélique, sa mère était Tutsi*. Et, dès son plus jeune âge, elle avait émerveillé les étrangers par sa beauté, mais aussi parce qu’elle était l’incarnation même de son peuple. Droite, fière et sereine, elle jouait de l’inanga, sorte de cithare, et chantait d’une mi-voix chuchotante des mélopées sans fin. Les étrangers l’avaient même un jour enregistrée, afin de produire un disque qui dit-on avait été largement diffusé, et qui avait même servi de base pour de la musique moderne occidentale.
Oui, sa mère les avait déjà entendus, ces cris de terreur.
Des centaines de Bahutu se précipitant dans les villages Tutsi, compensant instantanément l’injustice de la nature: en raccourcissant leurs ennemis, coupant pieds et jambes à coups de machette. Les femmes étaient violées, parfois étranglées. Oui, sa mère les avait entendus et vus, ces gens mutilant son père, puis le traînant jusqu’au Nil Blanc qui charriait déjà des centaines de cadavres ensanglantés. Le Nil Blanc était devenu rouge.
Les fiers guerriers étaient submergés par le nombre. De toutes les manières, ils ne daignaient pas se battre contre une caste inférieure. Oui, elle les avait déjà entendus, sa mère, les cris désespérés des enfants et puis des femmes. Elle avait aussi entendu le silence des hommes qui ignoraient leurs adversaires, ne leur jetant même pas un regard. Et c’est là qu’elle était devenue orpheline. Recueillie par l’établissement, elle y avait donné naissance à Angélique, avant de disparaître après une longue maladie que l’on n’avait pas encore identifiée: le sida.
Aujourd’hui, ce sont encore des adolescents Tutsi qui subissent les mêmes tortures, dans le dortoir. Pourtant, les choses auraient dû se stabiliser, puisque, après les massacres de 61, une partition avait été décidée, laissant le nord aux Bahutu, dans la nouvelle république du Rwanda, et le sud aux Watutsi, le Burundi. Naturellement, des Watutsi étaient restés au Rwanda, et des Bahutu au Burundi, formant ainsi un système d’otages croisés.
Maintenant, trente-cinq ans plus tard, Angélique travaille dans cet orphelinat où elle est née ; elle est le témoin du cours inexorable de l’Histoire : la disproportion des populations, les Bahutu, sédentaires, donnant naissance à une profusion d’enfants ; les Watutsi, nomades, adaptant comme toujours leur descendance aux possibilités du territoire qu’ils occupent. Et Dieu sait qu’il est exigu, le territoire du Burundi ! Si bien qu’aujourd’hui, dans leur propre territoire, les Watutsi se sentent encerclés. Cette nuit, derrière le terrain de football, Angélique a assisté à une cérémonie guerrière des siens, excédés par la montée de l’hostilité autour d’eux. Les immenses tambours ont été longuement chauffés, les battements irréguliers perçant la nuit, prémices d’une menace. Des heures durant, l’atmosphère s’est tendue, contractant les traits et les viscères. Et puis soudain, les roulements se sont transformés en crépitements assourdissants; une masse de guerriers a surgi vers le feu. Parés d’immenses crinières, armés de sagaies, les Watutsi ont entamé leur danse de guerre, effrénée, effrayante: la cadence des tambours, devenus monstrueusement résonants, ils lancent leur immense corps vers la voûte céleste, cherchant à toucher les étoiles de leur arme. Lorsqu’ils rebondissent sur le sol, ce n’est que pour se hisser plus haut, jusqu’au point où l’on a l’impression que, happés par le haut, ces longs guerriers volent, ondulent. Des appels gutturaux scandent la danse. Ces échos magiques traversent les ténèbres, et parviennent aux oreilles des Bahutu. Eux, les sédentaires, ne connaissent que la lumière. Le monde des sons, le monde de la nuit, il appartient aux nomades, à ceux qui gardent les vaches. Ces sons sont une provocation, une agression. Tenus éveillés, les Bahutu boivent. Le manque de sommeil et la drogue attisent leur inquiétude, qui se transforme bientôt en colère. Dès les premières lueurs de l’aube, ils se précipitent vers l’orphelinat, là où ils sont sûrs de trouver des Watutsi. Ils sont armés de machettes…
Glacée depuis un moment par l’effroyable rumeur venue du dortoir, Angélique finit par reprendre ses sens. Elle se précipite dans les cuisines, sort par une porte dérobée, débouche sur la piste menant au Rwanda. Deux adolescents poussent un ballon de football. À la vue d’Angélique, ils ameutent le voisinage de toutes leurs forces : ils sont de petite taille… Déjà, les silhouettes menaçantes commencent à se regrouper sur la piste, vers le Rwanda, justement. Les deux footballeurs lui envoient des jets de pierres. L’une d’elles atteint sa tempe; elle trébuche. Une petite troupe de villageois s’est maintenant regroupée et s’approche. Angélique se met à courir vers le nord. Un footballeur a shooté vers elle en ricanant. Le ballon s’immobilise en plein milieu de la piste. Débouchant du virage, un nuage de poussière fonce directement sur le ballon. Cherchant à l’éviter, la Land-Rover freine dans un assourdissant bruit de ferraille. Le chauffeur braque. Après un long dérapage, la voiture vient s’immobiliser près d’Angélique qui s’arrête, ébahie, tenant sa tempe ensanglantée.
– Allez, monte !
L’ingénieur belge redémarre en catastrophe, alors que la meute atteint déjà la Land Rover. Les poursuivants s’écartent. L’un d’eux avance sa machette, qui grave une longue traînée jusque l’aile arrière. Quelques pierres cognent le double toit du 4 X 4. Tout de suite, le véhicule se trouve à la limite de la stabilité, planant sur la tôle ondulée. Les secousses et le bruit sont infernaux. Angélique se pend à la poignée, couvrant toujours sa tempe de l’autre main. De nombreux Hutu, avertis par les clameurs, viennent sur la piste et s’écartent in extremis, tout en projetant des pierres.
– Tu as eu chaud, ma grande ! s’écrie l’ingénieur. Ils sont vraiment excités. Naturellement, tu ne sais pas où aller ?
– Je voudrais rejoindre Butaré.
– Quoi ? Je ne t’entends pas !
– Je voudrais aller à Butaré au Rwanda, dit-elle au plus haut de sa voix. J’ai des cousins là-bas.
– C’est quand même formidable : les Watutsi forcés de se réfugier dans la république hutu ! Mais tu sais u’il y a beaucoup de vos copains Hutus qui vous attendent de l’autre côté de la frontière ? Autant que les hommes, ce sont d’ailleurs les vaches qui les intéressent. Elles, pour les raccourcir, ils leur sectionnent les tendons des pattes arrière. Toi, belle comme tu es, je ne me demande pas quel sort ils te réservent. Allez, je vais t’amener dans mon campement.
– Je vous remercie!
– Quoi?
– MER-CI
– Quel potin, dans cette carcasse ! Oh, encore des « amis ». Baisse-toi, je vais passer tranquillement. Et ne remonte pas, car nous parvenons à ma case, qui n’est pas loin de la frontière : je suis en train de diriger la construction du terrain de golf, qui est à cheval sur les deux territoires.
Angélique se cale au fond de la Land Rover qui, malgré une vitesse plus modérée, accuse de terribles secousses à la crête de chaque composant de la tôle ondulée. Après un virage, le véhicule s’immobilise enfin.
– Attends mon retour avant de bouger.
Après quelques minutes :
– Ça va. J’ai prévenu mes boys hutus que j’avais une nouvelle amie. Ils ne te toucheront pas. Il faudra seulement que tu fasses la sieste avec moi, pour donner le change.
La servante rajoute un couvert, sans un mot. Elle sert d’abord l’ingénieur, mais n’adresse pas la parole à Angélique, dont elle a nettoyé la tempe dans la salle de bains: Angélique la dépassait d’une tête.
Il lui fait raconter son histoire, au cours du déjeuner, copieusement arrosé de bière zaïroise « Primus ».
– Avec moi, tu seras en sécurité. On peut dire que tu as de la chance. Mais moi aussi j’en ai, de la chance : je te trouve ravissante.
Jusqu’à présent, elle a répondu poliment à ses questions. Maintenant, elle conserve un silence digne. Elle est cambrée sur sa chaise, le menton haut, le regard fixe. L’ingénieur est intimidé en même temps qu’attiré. Angélique est une personnalité exceptionnelle, qui jamais en d’autres circonstances n’aurait baissé les yeux sur lui, tout blanc qu’il soit.
– Tu as terminé ? Passons dans ma chambre, je t’assure que c’est plus prudent.
Elle le suit.
– Déshabille-toi, si tu veux
– Non.
Elle s’allonge. Il la rejoint, après avoir ôté sa chemise. Épuisée par les événements, engourdie par la « Primus », Angélique s’endort aussitôt. Doucement, l’ingénieur s’approche d’elle, la surplombe et lui murmure au creux de l’oreille :
–Toi, tu es belle ; tu es tout ce que je n’ai jamais pu approcher; depuis que je suis ici, j’ai dû payer pour tout, d’une manière ou d’une autre. Et toi, malgré les circonstances, tu restes hautaine. Mais maintenant, tu es à moi, à moi…
Sa main se pose doucement sur la hanche, puis erre sur le ventre d’Angélique.
– Je t’ai enfin trouvée, après tant d’années ; tu ne peux pas m’échapper; et, quelque distant soit ton regard, c’est toi qui es mon esclave.
Lentement, il se serre contre elle, approchant ses lèvres de son cou si long. Il tente de se modeler contre elle, bien qu’elle le dépasse en longueur. Un frisson la secoue. Il se rapproche encore, se plaquant à elle. Sa main essaie cette fois-ci d’éveiller l’ardeur de la Tutsi. Dans un sursaut, Angélique se réveille. Elle ne daigne même pas jeter un regard au Belge, à l’instar, jadis, de son grand-père face à ses bourreaux hutus. D’un bond, elle est debout et franchit la porte.
– Ne t’avise pas de sortir, surtout !
Dans la cuisine, elle retrouve la servante, qui la prend par le bras.
– Pourquoi faut-il qu’ils exploitent toujours les femmes ? Attends-moi dans cette cabane. Mon frère conduit le bulldozer du golf ; il va t’emmener du côté rwandais.
Elle revient un peu plus tard :
– Impossible de calmer les ouvriers qui sont tous Bahutu, bien sûr ; il est donc hors de question de traverser le chantier maintenant. Mais mon frère a une solution. Dépêche-toi !
Après une longue marche à travers la forêt de papyrus, elles atteignent l’énorme engin, stationné à la lisière. Le frère, qui est aux manettes, désigne la benne à Angélique.
Sans hésiter, elle enjambe l’énorme griffe sans savoir que celle-ci a déjà eu un autre usage récemment : pousser les cadavres tutsis dans une fosse commune.
– Accroche bien tes mains aux dents de la benne, pour ne pas basculer quand je vais la relever !
Très doucement, dans un grondement de moteur, l’appendice de l’engin s’élève.
Une fois dépassée la hauteur de son front, la machine se met en marche et, cahin-caha, se dirige vers le chantier du golf, et traverse la frontière…
**Bahutu et Watutsi sont des substantifs pluriels. Singulier : Hutu et Tutsi.
**Au Rwanda, un autre pays protecteur s’est progressivement installé : la France, peu sensible aux charmes de l’aristocratie Tutsi, de surcroît minoritaire. Se sentant menacés, des Tutsis ont tenté de trouver du soutien en Ouganda voisin. Sacrilège pour la France : ces renégats se mettaient sous la protection d’un état anglophone, trouant le bouclier linguistique mis en place si laborieusement depuis des années (par une assistance culturelle et militaire musclée). Beau calcul : l’anglais, dès 1994, a remplacé le français comme langue véhiculaire…