PREFACE

by Pierre Schaeffer

Heureux qui comme Ulysse… La nef de Jean-Pierre Jumez est une guitare, son mât bât la campagne, sa quille creuse les mers au risque des hauts-fonds, des échouages. Le pilote prend des risques. Au long des nuits de quart, ou à l’abri des ports, ou dans le calme plat des attentes, il narre son périple, ses rencontres, ses émois. Ce pilote est un conteur; ce guitariste est un bourlingueur…

Car l’instrument, s’il est symbole de départ et de rêves, et aussi véhicule d’idées et monnaie d’échanges. Le musicien n’est pas une vedette attendue avec tous les égards et les cachets en conséquence. S’il s’avoue, en fin de parcours, devenu « professionnel », c’est qu’il a gagné ses galons, qu’il a fait son chemin, après de surprenants apprentissages : c’est un compagnon du tour du monde.

En principe, un musicien n’est pas fait pour raconter. Il est tenté de mettre tout en musique, c’est-à-dire fredonner, découvrir la mélodie et tisser les trames du contrepoint. Telle était la tentation initiale de cet amoureux de la polyphonie. Pour parvenir à un récit plus linéaire, plus littéraire aussi, autrement dit fait pour être lu plutôt qu’entendu, Jean Pierre Jumez a dû ramer au rebours de son propre courant, retrouver la simplicité, la fraîcheur de son propre itinéraire, débarrassé de ses annexes et de bien des réflexions d’auteur; le lecteur lui en saura gré.

Car l’instrument, s’il est symbole de départ et de rêves, et aussi véhicule d’idées et monnaie d’échanges »
Nous voici donc, sans la moindre routine, sur la piste des performances. Car le ressort de l’action est bien celui-ci, dépourvu de toute tricherie : comment un homme généreux, un jeune homme décidé, fait-il pour découvrir le monde, avec comme seul esquif, et seul recours, les cordes de cette musicale compagne ?

Puisque Jules Verne est évoqué d’entrée de jeu, on ne s’étonnera pas des surprises du héros. Sans se prendre pour Michel Strogoff ni pour le capitaine Nemo, mais plutôt pour le beau Parieur qui remplit son (ses) contrat(s), notre personnage aborde l’auditoire sous toutes les latitudes, de sorte que sa guitare fait des connaissances exotiques; elle fréquente des instruments pas toujours recommandables : des valiha, des charangos, des mvets…

Tandis que son propriétaire, pour boucler son périple, affronte toutes sortes d’incidents plus saumâtres que techniques : économiques et politiques, bureaucratiques, drolatiques, acrobatiques. Tantôt la guitare sert de monnaie d’échange, le conduit à piloter un avion (manche pour manche), tantôt elle le coince au fond des wagons bondés, à Tokyo ou en Inde, dont il sortira de justesse. Heureusement, car on verrait mal Jumez sans guitare, et réciproquement.
Arès avoir piqué en vrille dans les Andes (ce n’est pas lui qui pilotait) on découvrira aussi comment il sait trouver un partenaire violoniste (accessoirement capitaine d’un brise-glace, détail secondaire pour l’exécution mais bien utile pour l’expédition). Mais je m’arrête aussitôt, ne voulant rien déflorer, car d’autres péripéties attendent le lecteur estomaqué.

Demeurent, en marge des aventures, des remarques précieuses, d’autant plus efficaces qu’elles surgissent d’elles-mêmes, par la « force des choses ». C’est l’intérêt d’un récit/concert, débarrassé de didactisme. On comprendra très vite alors la relation qui lie l’exécutant et son public, relation brisée par l’enregistrement des studios. On comprendra aussi, au cours de la passionnante expérience africaine de Jean-Pierre, le décalage qui subsiste entre nos musiques occidentales, produits de démonstration, et l’expérience africaine, si quotidienne, si fonctionnelle qu’elle intègre la musique à la vie, ne la relègue pas aux instants du concert…

On pourrait se contenter de cette deuxième tresse originale, inusitée, celle des anecdotes de l’itinéraire jointes à l’épreuve (ou à l’offrande) musicale. En fait, on découvre un trois deux sans trois. En effet, la confrontation quasi-obligée des hasards du voyage et de la nécessité musicale font du musicien-voyageur un témoin-malgré-lui. Et de quoi donc ? Du monde actuel, tout simplement, des gens qui cohabitent incongrûment dans le désordre des frontières, dans l’inconscience d’une planète hébétée pourtant pourrie de radio et de télévision. Quelle revanche prend alors l’écriture sur l’odieux visuel, cet ersatz d’expérience humaine ! Combien il est intéressant de voir tenir une plume par quelqu’un d’autre, dès qu’il est assez doué pour joindre la parole à ses ambiances. On dit qu’il ne faut pas que le mélodiste mette des notes le long des mots. Ici, c’est une revanche. Au gré des parcours tous azimuts, à pied, en avion, en diligence, voici des récits qui harmonisent bien opportunément les thèmes du musicien. Envolée à tous les échos de la planète, la guitare de Jean-Pierre Jumez ! Voici ses notations, qui nous restent.