Guitariste malgré lui
« Un hôtel bon marché ? Allez donc au Baltimore, c’est le nôtre ».
Cette hôtesse de l’air a l’air secourable, par fonction ou par nature. Elle a bien senti ma nervosité. J’ai 19 ans, tout juste sorti du pensionnat, et nous allons atterrir à New York. Mes armes et bagages se réduisent à une guitare et un sac.
Débuts mouvementés à Chicago (1963)
C’est dans le bus de l’équipage qu’apparaît Manhattan, un rêve à mi-chemin entre la maquette et le blow-up.
Bon marché ? 18 dollars la nuit ! Nous n’avons pas vraiment les mêmes valeurs. Moi, j’ai en poche 80 dollars, en tout et pour tout. Plus le billet retour. Et pourtant, j’ai bien l’intention de demeurer six semaines au pays du jazz, dont je ne connais rien. Ah si ! Sa langue, apprise à l’aide du professeur Louis Armstrong et de son assistante Ella Fitzgerald : je connais tous leurs disques par cœur.
18 dollars… De quoi tenir quatre jours, et encore, sans manger ! Il faut fuir. Après le petit-déjeuner, de grand matin, je saute dans un autobus jusqu’à l’autoroute la plus proche. Là, je lève le pouce. Une énorme décapotable s’arrête. Le jeune conducteur s’enquiert de ma destination.
— Je ne sais pas, I don’t know. Mais vous, where are YOU going?
— To Chicago!
— D’accord, let’s go to Chicago, mais comme votre cabriolet est découvert, on the sunny side of the street, please!
Il ne nous faut pas moins de deux jours pour parcourir ces 1500 km. Mon sympathique pilote, qui m’a offert l’hospitalité à l’étape intermédiaire, a bien vite compris mes intentions et mon problème arithmétique. C’est par commisération qu’il me dépose dans la capitale des Grands Lacs, devant le YMCA, sorte d’auberge de jeunesse, dont les chambres ne coûtent à l’époque que 3 dollars. L’épuisement des ressources se trouve un peu différé.
Dans le hall, un jeune Chinois m’accoste :
— Tu joues de la guitare ?
— Oui, un peu.
— Moi aussi. De quelle marque est la tienne ?
L’instrument déballé, il s’y essaie. Je lui débite à mon tour mon modeste répertoire. Depuis plusieurs années, la guitare m’évade des mornes pensionnats. Quelques accords bien plaqués me permettent déjà de jeter de la poudre aux oreilles.
— Mais tu es fantastic ! Si tu veux, j’emprunte ce soir la voiture de mon père, et nous faisons le tour de quelques night-clubs, où tu pourras auditionner.
Tout de go, j’accepte.
La première boîte se nomme « Old Town North ».
— Vous avez 21 ans ? me demande le patron, soupçonneux.
— Et même davantage !
Il me projette sur la scène. Je déballe un classique : « Asturias», d’Albeniz ; j’enchaîne sur un flamenco fracassant, et couronne le tout d’un vibrant « Jeux interdits ». Triomphe mérité.
— Je vous engage pour une semaine, deux demi-heures par soir. Combien voulez-vous ?
La cupidité envahit mon esprit commerçant. Voyons, j’ai fait un tabac. Je me trouve dans le pays le plus riche du monde. C’est l’occasion où jamais de faire fortune en débitant mon tabac.
— Vous savez, un artiste aussi célèbre que moi…Vous avez dit une semaine ? J’espère que saisissez les implications financières…
— How much ?
Hardi !
— J’exige 50 dollars pour la semaine, et pas un cent de moins.
— Allez, je vous en donne 100.
Eh bien, je les aurai, mes six semaines aux États-Unis ! Le Middle West, les Rocheuses, la Californie, le Canada… le tout en long, en large et en travers. J’affûterai ma guitare dans différents cabarets où je côtoierai mes idoles. Au London House de Chicago, au Hungry I de San Francisco, au Café Wha de New York, je butinerai la musique de Ray Bryant, Oscar Peterson, Wes Montgomery, Jimmy Smith, Dizzy Gillespie… Certains s’amuseront à reprendre des chorus derrière moi lorsque je serai autorisé à sortir la guitare.
De retour à New York, me restent suffisamment de dollars pour acheter les disques de jazz de mes rêves. Cette musique, conçue aux États-Unis, mais écoutée en Europe, est en train d’atteindre son sommet de créativité. Bienheureuse époque, que ne vivront pas ceux qui, cet art achevé, subiront le rock, vécu bien douloureusement par les témoins du jazz.
À Paris, ce n’est pas seulement le décalage horaire qui me turlupine. Telle qu’elle s’annonce, la carrière de professeur de gym dans laquelle je me suis engagé, c’est rassurant. Mais la musique ? Plaisir et profit assurés ! C’est l’Amérique ! La vie est une belle inconnue. Et n’oublions pas qu’à cette époque, l’avenir se prenait à bras-le-corps. Le futur n’était pas une angoisse.
Prudence ; continuons les CREPS (l’école de sport) et inscrivons-nous au conservatoire. Le tout à Saint-Germain en laye.
L’incubation musicale s’étendra sur deux longues années, au bout desquelles un nouveau départ sera donné. Incapable de résister, encore secoué par mon expérience américaine, ébloui aussi par la révélation de différentes musiques traditionnelles, un peu plus avancé dans la technique, je reprends mon arme et mon bagage, cette fois-ci pour une ambition accrue : parcourir exhaustivement la planète et sa musique. Tout simplement. J’y mettrai le temps qu’il faudra, mais c’est décidé, je ferai le tour du monde en 80 concerts. Direction : Venise où m’attend un paquebot.
Embarquement pour guitare.
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