MARCEL MARCEAU : L’ART D’ACCOMMODER LES GESTES

La trajectoire de Marcel Marceau est à l’image de ses voyages : immense. Sa popularité est quasi universelle. On le connaît à Katmandou aussi bien qu’à Umtata. Assister à l’un de ses spectacles procure une émotion telle que le public ne l’oublie jamais, et que rares sont les salles dans lesquelles il ne se produit pas, salles toujours archi combles, d’ailleurs. Rien, même pas la télévision ou le cinéma ne peut décrire ou se substituer à la magie perpétuellement renouvelée du mime Marceau «live».
 

Causerie conduite par Jean-Pierre JUMEZ

JPJ : Marcel Marceau, mime international d’expression française. Quand avez vous commencé à répandre la bonne parole autour du monde ?

Marcel Marceau : C’est en 1951 que je suis allé pour la première fois à l’étranger. C’était en Hollande. J’ai ensuite été invité au festival de Berlin, ce qui a été la première étape, en quelque sorte, de la carrière que l’on sait.

JPJ : Vous êtes «ce cri retenu au coeur de l’âme et que Bip, depuis 40 ans, lance aux hommes de toutes races, de toutes religions, par-dessus les inutiles frontières» comme le dit Jacques Chancel. Vous fallait il une réussite internationale ?

MM : Un artiste doit s’exporter. Il n’y a guère que les comédiens qui ne le fassent pas, pour des raisons de communication linguistique. Le cinéma cependant, grâce au sous titrage, peut voyager. Mais, dans les autres domaines, on n’imagine guère un artiste ne franchissant pas nos frontières, en particulier en ce qui concerne la musique. Se produire à l’étranger, c’est se confronter quotidiennement aux courants du monde. J’entends l’émotion et le rire des publics du monde entier se confondre dans une même nationalité. Tous les soirs, je vis 2000 vies, et personne, jamais personne ne m’a interrompu ou troublé en sifflant ou en manifestant de l’impatience. Voyager, c’est perpétuellement donner, bien sûr, mais c’est aussi prendre. Il faut regarder, il faut écouter, il faut comprendre et il faut prendre…

JPJ : Y-a-t-il beaucoup à prendre ailleurs, dans l’art du mime ? Les mimiques varient elles d’un pays à l’autre ?

MM : Non. L’expression de la douleur ou de la joie est la même partout, ce qui montre la pureté du mime. Il n’y a pas de code. Seuls les signes conventionnels donnent place à des variations : hochement de tête pour signifier oui et non, signes des mains, haussement des épaules, etc. mais l’émotion ne connaît pas de frontières.

LE MIME COUVRE L’ESSENTIEL DES COMPOSANTES DE LA SCENE ET DE L’EXPRESSION CORPORELLE… UN MIME SAIT TOUT FAIRE !

JPJ : L’art du mime est-il francophone ?

MM : Je suis issu d’une tradition bien ancrée. Etienne Decroux était mon maître. Mais ce qui se passe à Paris n’est pas nécessairement français. Paris peut être un confluent d’idées, dans lequel puisent les artistes, trouvant ainsi leur véritable nature.

JPJ : Mais vous avez puisé ailleurs ? La capuera de Bahia, les pantomimes chinoises confrontant deux lutteurs dans l’obscurité…

MM : Oui, en particulier dans le théâtre nô japonais. Je pense que nous devons porter la montagne et la mer au plus profond de nous même, ce qui correspond à la philosophie Zen, qui n’explique rien, qui ne parle que de maîtrise du corps et de l’esprit, qui n’affirme rien : la vie est un fleuve qui coule.

JPJ : Avez vous d’autres sources d’inspiration extérieure ?

MM : Le cinéma et le théâtre. Au cinéma, bien sûr, Charlie Chaplin.

JPJ : En parlant de cinéma, ne trouvez vous pas que l’on «médiatise» maintenant les arts, en particulier la musique, qui passe de plus en plus par des supports vinyliques et autres matières plus ou moins compactes, et ce aux dépens de l’art vivant, de la communication directe ? Finalement le mime n’est il pas l’une des dernières manifestations de l’art vivant qui ne saurait être mise en boîte ? Grâce à vous, continuera t on de bâtir des cathédrales, pardon, des théâtres ?

MM : Loin de moi l’idée de vouloir mépriser ce que vous nommez «la mise en boîte». Vous savez, nous aimerions avoir des films de Nijinsky, des disques de Chopin, ou des vidéos d’Etienne Decroux. Il est sûr que ces supports sont des moyens de préservation irremplaçables, mais ne sauraient être des substituts… Ma vie artistique se fait quotidiennement en direct, et je l’aime ainsi…

JPJ : … et, apparemment, votre public aussi. Vous êtes, dans le monde; l’une des vedettes françaises les plus connues.

MM : Pourtant, lorsqu’une vedette de l’écran fait un film, elle touche simultanément des millions de spectateurs. Moi, lorsque je présente un spectacle, je ne m’adresse qu’à mille ou deux mille personnes à la fois.

JPJ : Lorsque vous acceptez des tournées à l’étranger, faites-vous des choix «politiques» ? Vous produisez vous dans n’importe quel pays et à n’importe quel moment ?

MM : En boycottant un pays, il faut bien comprendre que c’est son peuple que l’on boycotte, .sauf si ledit peuple n’a pas accès aux salles, comme cela peut être le cas en Afrique du Sud…

JPJ : … Où pourtant vous vous êtes produit !

MM : Oui, mais en donnant des représentations pour le public noir…

JPJ : … Séparément ?

MM : Séparément, au Cap et à Durban. Et puis, il y a des moments de violence qu’on ne peut accepter. N’oubliez pas qu’une tournée est plus ou moins un voyage officiel. Se rendre dans un pays subissant une dictature sanglante, c’est risquer d’avaliser le régime, ou tout simplement de voir cette tournée « récupérée».

JPJ : On vous a vu à Hanoi; au début des années 70. La guerre faisait rage.

MM : Je ne me suis pas rendu au Vietnam du Sud, qui, de toute façon, ne m’aurait pas accordé le visa.

JPJ : Vos tournées ont un résultat important et ce sont de nombreux élèves qui accourent à Paris…

MM : Oui: en 1977, la Mairie de Paris a subventionné l’Ecole internationale de mime, où j’accueille des étudiants de 20 nationalités.

JPJ : Ne craignez-vous pas ces jeunes des épigones, qui vont rester dans votre giron ? Les grands maîtres ne forment ils pas seulement de grands élèves ?

MM : Non. Il faut partir d’une base acquise à l’extérieur. On ne pas tout apprendre par soi-même. C’est bien sûr à l’élève d’évoluer en voler de ses propres ailes. Pour ma part, comme je l’ai dit tout à l’heure, j’ai eu de grands maîtres.

JPJ : Qu’apprend-t-on à votre école ?

MM: Le mime couvre l’essentiel des composantes de la scène : la danse, le théâtre, l’expression corporelle… Un mime sait tout faire !

JPJ : Sauf parler ou chanter !

MM: Nos évoluons dans un monde à deux dimensions, qui met en relief la dimension manquante…

JPJ : … Une éternelle litote, que sorte ?

MM : Oui, ou, si vous voulez, le cri du silence.

JPJ : Et pourtant, si j’ose dire, le silence, ça n’a pas de cri…

MM : Justement, l’homme du désert décrit mieux la mer que le pêcheur…

JPJ : Comment recrutez-vous vos élèves ?

MM : Certains envoient des vidéos, mais la majorité se présente aux concours d’entrée, en juin et septembre.

JPJ : Il est certainement difficile, en effet, pour un habitant des antipodes, de venir se présenter au concours.

MM : Vous savez, quand on a vraiment envie de quelque chose.

JPJ : Ces élèves viennent-ils pour acquérir une formation de base qui leur permettra par la suite d’évoluer vers d’autres domaines tels que le cinéma ou la comédie musicale, ou bien vont-ils jouer la pantomime à leur tour ?

MM : Lorsqu’on passe trois années de sa vie, trois précieuses années, à étudier un art, ce n’est pas pour en dévier par la suite.

JPJ : Vous vous perpétuez au travers de cette école ?

MM: Il est certain que si je ne l’avais pas ouverte, mon art ne vivrait qu’avec moi et disparaîtrait, même si, grâce au cinéma et à la vidéo, je puis aujourd’hui écrire mon art.

JPJ : Marcel Marceau, vous avez toujours su préserver une forme éblouissante. Or, chacun sait que vous avez eu un ennui de santé à Moscou, il y a quelque temps. Ce sont tous ces voyages qui ont provoqué ces ennuis ?

MM : Pas du tout ! J’ai souffert d’un ulcère à l’estomac, qui m’a valu deux opérations. Je suis totalement remis maintenant, et je dirais même, en meilleure forme qu’avant.

JPJ : Mais vous ne croyez pas que c’est cette vie perpétuellement agitée qui vous a valu cet ennui ?

MM: Je ne le pense pas. Je crois qu’il s’agit plutôt du résultat de mon angoisse perpétuelle, une angoisse due à ce que je vois, à ce que je sens dans ce monde. L’injustice, le malheur, la solitude, me nouent l’estomac.

JPJ : De quoi, en effet, vous ulcérer. En mai et juin, vous serez au Japon, en juillet et août, vous parcourerez l’Amérique du Sud, en septembre et octobre, c’est l’Australie qui vous accueillera. Et les décalages horaires, dans tout cela ?

MM : Mon corps est tout simplement accoutumé, après 35 années de voyages perpétuels. Je me rappelle justement avoir été retardé par une panne d’avion à Bahrein, alors que je me rendais en Australie. Je suis arrivé le jour de la première représentation, alors que plusieurs jours de battements avaient été prévus. Les organisateurs avaient donc annulé les premières représentations. Je leur ai demandé de les rétablir et tout s’est très bien passé. Vous savez bien, comme moi, que les gens qui vivent leur art quotidiennement, les interprètes, certains peintres, les comédiens, bénéficient souvent d’une longévité étonnante. Regardez, dans le domaine de la guitare, André Ségovia qui, à 95 ans, donnait des récitals un peu partout dans le monde. Je ne parle pas de Rubinstein, de Picasso…

JPJ :… et de Léopold Stokovsky qui, à 80 ans, déclarait tristement après son divorce : « Dorénavant, je n’aurai plus que des aventures passagères »… Néanmoins, est-ce que, au cours des années, vous n’avez pas tendance à éliminer des numéros par trop acrobatiques ou fatigants ?

MM : Bien au contraire, avec l’âge, n’oubliez pas que l’on acquiert l’expérience et que l’on sait mieux utiliser ses forces. J’ai à mon répertoire une centaine de numéros. C’est peu, si l’on considère le répertoire du musicien ou du comédien. Et c’est énorme en comparaison du clown Grog qui, toute sa vie, n’a présenté qu’un numéro ! Mais quel numéro ! En fait, plus j’évolue, plus le but s’éloigne.

« Un oeil sur la salle, l’autre sur la scène », disait Diderot. Marcel Marceau propose son spectacle sous toutes les latitudes. Le public qui, lui, dispose, le plébiscite constamment. Vive l’art vivant !