LAURENCE LEVASSEUR

La chirurgie des âmes

Directrice artistique, metteur en scène, chorégraphe, écrivaine, Laurence Levasseur (chevalier des Arts et des Lettres) manie avec une étonnante habileté l’univers des lettres et du corps. Après une immense carrière de danseuse, elle a été directrice artistique de la Mission Culture France/Asie centrale : LÛLÎSTAN*, avant de devenir directrice de l’Institut français de Kaboul.

JPJ :Manifestement, vous avez choisi des zones conflictuelles pour votre action ?

Après une très belle carrière en France et sur les scènes du monde entier, j’ai eu soif de nouveaux défis. Ce que m’ont offert les zones de conflits car là, on est assuré de s’immerger dans d’autres cultures, forcément en ébullition. L’art retrouve alors sa fonction initiale : éveiller l’esprit, construire l’individu et son esprit critique, le situer dans son actualité et dans l’univers. En reconstruisant la culture, il s’agit de reconstruire les voies navigables de la pensée.

L’art, vecteur de réconciliation

Certes, mais les rivages que vous avez choisis sont particulièrement tourmentés !

Plus les gens sont abîmés, plus les peuples sont pétris de déchirures, plus l’art prend sa valeur d’éveilleur et de décloisonnement. Des situations inconnues là-bas me poussent dans mes retranchements et sollicitent le meilleur de moi-même.

Des artistes muselés

Le cheminement passe par la cicatrisation des blessures spirituelles et, hélas, souvent physiques (tortures, immolations ou autres sévices). Cette démarche en soi n’a rien de révolutionnaire : la médecine a depuis longtemps reconnu les effets bénéfiques d’une pratique artistique sur certains patients. La seule différence ici tient dans le fait que je travaille non pas avec des patients mais avec des artistes professionnels par trop longtemps muselés.

Quelles sont ces situations inconnues ?

La guerre, le joug des pouvoirs religieux et tribaux, la censure traditionaliste… Quels que soient les sinistres imprimés sur ces populations, mon message en faveur de l’émancipation des artistes et du public se doit de passer. Ce défi incommensurable s’accompagne d’une intensité émotive sans égal. Rien à voir avec quelconque standing ovation à Paris ou à New York.

Vous êtes bien forcée d’accepter des compromis ?

Les tréfonds de l’imaginaire pour éviter les compromis

Bien au contraire ! Rien n’est négociable au niveau de la pensée artistique. Il n’y a pas de compromissions. Il faut certes trouver des solutions pour contourner les interdits. Mais ces solutions existent toujours : elles se terrent dans les tréfonds de l’imaginaire. Ces interdits me rendent réactive, créative. Le vrai défi est de pouvoir redonner la parole aux artistes.

Mais pourquoi l’Asie Centrale ?

En 2000, une jeune femme ouzbek qui avait suivi ma master class à Paris m’avait demandé participer à la construction de l’art contemporain dans son pays. Depuis mon enfance, je rêvais de ces terres lointaines, de l’immensité des steppes et je voulais rencontrer ces populations dont nous ne savions que peu de choses. Un peu plus tard, j’étais là-bas sur l’invitation de l’ambassade de France et je découvrais ce vaste chantier.

Cet art, c’est la danse ?

Le français, lingua franca du ballet

J’ai commencé par la danse contemporaine pour répondre au besoin du terrain qui, dans sa grande majorité, ne connaissait que le ballet classique. Très vite j’en suis venue au théâtre qui, lui aussi, demandait un renouvellement de sa forme par l’apport de nourritures extérieures. Et enfin, j’ai mis en place des programmes musicaux, cinématographiques, d’arts plastiques et d’arts du cirque de style contemporain. Heureusement, le ballet mis en place par l’URSS avait mis en place toutes les infrastructures. La langue du ballet étant le français, j’ai pu me mettre très rapidement au travail. Et la danse contemporaine faisant appel à la théâtralité, les danseurs et les comédiens ont immédiatement entrevu le champ des possibles.

Vous exportez votre esthétisme, en somme ?

Chaque auteur possède un esthétisme particulier déterminé par son style et l’univers de son écriture. Il est donc certain que j’apporte à ces régions mon propre esthétisme, que ce soit d’une manière consciente ou inconsciente. J’y relie un concept d’harmonie entre soi et l’actualité. L’esthétisme est mouvement, celui du temps, celui de l’âme aussi.

L’esthétisme, la chirurgie de l’âme ?

La chirurgie, facteur de réconciliation

La chirurgie esthétique rebat les cartes, mais ne fige pas. Elle laisse le temps œuvrer à partir d’un corps réconcilié avec lui-même. Il y a en effet une certaine symétrie avec mon action actuelle. L’art permet à l’individu de retrouver sa dignité et de repartir du bon pied.

Et en Afghanistan ?

 

Les stigmates de 40 années de conflits sont immenses. Les tentatives de suicide par immolation sont un véritable fléau (comme dans certains pays voisins). À la clinique des grands brûlés de Samarcande en Ouzbékistan, j’ai rencontré une dizaine de femmes, toutes ex-immolées, sauvées in extremis. Elles avaient pu survivre à leurs brûlures, dans des souffrances que nul ne peut imaginer. Si leur corps avait l’aspect d’une « peau de rhinocéros », les visages dans leur ensemble avaient été réparés. Mohira était l’une de ces patientes, prostrée depuis quatre ans. Je suis restée assise auprès d’elle plusieurs heures, attendant un signe de sa part ; soudain, elle a posé sa main sur la mienne et m’a dit très faiblement « je vais tout vous dire » ; et elle a parlé faiblement de l’horreur, de sa vie d’esclave qui l’avait conduite à la brûlure terminale. À Kaboul, la Chaîne de l’Espoir rend à la vie des quantités d’enfants mutilés, ce qui est reçu comme une véritable bénédiction.

Et votre vie à Kaboul ?

Ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment

Nous citons souvent cette règle d’or « ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment ». Nous sommes tous conscients (Afghans et internationaux) que tout peut s’arrêter en une seconde mais nous n’en parlons jamais ouvertement. En juin dernier alors que je me rendais à ma répétition avec mon chauffeur, j’ai reçu un coup de fil d’un ami afghan : « Ne venez pas ! ». Peu après, une bombe explosait au moment et à l’endroit où ma voiture aurait dû passer… Je vis, travaille, rencontre toutes les couches sociales afghanes, m’immerge totalement pour faire grandir ce dialogue dont ils ont besoin. Les Afghans apprécient notre compassion. Ce peuple est en souffrance permanente mais aussi en reconstruction permanente. Lorsque je vois leurs souffrances, mes soucis me paraissent bien insignifiants.

Vos artistes sont plutôt des garçons ?

Toutes mes équipes artistiques afghanes (théâtre, musique, cinéma et arts plastiques) sont mixtes excepté celle du cirque ; mais ce n’est qu’une question de temps. Je viens tout juste de commencer ce chapitre et j’ai bon espoir que les choses évoluent dans le bon sens.

Mais on sait que les Taliban interdisaient toute forme d’art ?

Depuis la fin du régime taliban, les écoles et les universités sont de nouveau ouvertes ; et quand les murs n’ont pu être redressés, des tentes les remplacent. Nous avons également à l’université de Kaboul le département des Beaux-Arts qui gère les études universitaires en théâtre, musique et arts plastiques.

Comment une femme peut séduire en burqa ?

Séduire en burqa

Souvenez-vous qu’à la cour du roi de France, une femme laissait dépasser le bout de son soulier… Un léger déhanchement, une cheville discrètement exposée, un œil émeraude cerné de khôl derrière un grillage, un parfum qui exhale au-delà de la bure… autant de subtilités qui échappent à l’homo occidentalus, mais qui relèvent bel et bien de la sensualité universelle.

Et chez l’homme ?

L’homme afghan est digne sans être hautain. Son port altier le rend charismatique ; une esthétique fort différente de la nôtre mais une esthétique ô combien puissante.

* Après cette causerie, Laurence est passée de l’autre côté de la barrière, devenant responsable culturelle en Afghanistan puis en France