Un chasseur de tigres me livre au public et m’entraîne dans une périlleuse traversée du Népal
Sous les ailes de notre antique bimoteur Dakota, le temple de Botnah braque son œil éternel sur ces hauts lieux de notre bas monde. La chaîne de l’Himalaya est à portée de main. Notre trajet s’est prolongé de manière angoissante car le pilote s’est perdu, son coucou branlant refusant de franchir un col trop élevé. Il a des excuses, il est vrai : il s’agit du vol inaugural reliant Dacca à la capitale népalaise. Il n’a pas fallu moins de trois tentatives pour se faufiler dans un autre col si étroit que les ailes auraient pu décapiter un yéti trop curieux.
La beauté du site est sidérante. L’air est d’une limpidité et d’une transparence parfaites. Alors qu’à Venise, l’humidité opacifiait l’atmosphère, troublant les objets lointains, mais accentuant par là même la profondeur du champ, ici, tous les éléments du paysage semblent réunis au même plan, formant un anti-trompe-l’œil. Les cimes sont incroyablement proches. De surcroît, aucune voiture, aucune pollution, aucun bruit ne viennent altérer la paix de cet endroit. Les chaînes d’hôtel n’ont pas encore atteint ce marché. Seul le Royal Hotel accueille les rares étrangers, après avoir abrité (et probablement inspiré) Kipling.
J’y fais la connaissance d’un personnage à l’allure féline, et pour cause : Peter Byrne est l’unique chasseur de tigres autorisé par le roi à exercer son activité lucrative au Népal. Il m’offre de participer à son prochain safari. « Mes clients, trois Américains, accepteront certainement votre présence ». Devant mon air horrifié à l’idée d’assassiner le beau, il n’insiste pas. En revanche, sevré de musique, il me propose, toujours pour ses clients, un petit récital dans le salon de l’antique palace, au coin de la cheminée, là où précisément scribouillait le poète irlandais.
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Le site de Katmandou et cet hôtel, la vaste pièce illuminée par le feu, le silence et l’obscurité extérieurs, tout cela crée une mise en condition exceptionnelle. S’ajoute la qualité de l’air qui, en dehors de ses vertus optiques, permet au son de se propager plus vivement car l’humidité ne vient pas entraver sa propagation. Bref, la scène a de quoi forcer l’inspiration du musicien, fût-il débutant.
Tant bien que mal, je tente de justifier le titre de « concertiste international » dont m’a affublé Peter, aguicheur. Mes heures d’études sur le Victoria ont certes porté quelques fruits. Mais il me faut malgré tout lutter contre une certaine insuffisance technique.
Pourtant, les circonstances sont telles qu’à mon grand étonnement, ce petit public montre un enthousiasme qui outrepasse mon simple mérite. Un Anglais se présentant comme critique, vient même me féliciter : il a passé un moment « extraordinaire ». Je n’en reviens pas. « Mais, ajoute-t-il, nous avions tellement envie d’écouter de la musique que nous avons comblé par notre imagination les notes qui manquaient. Un conseil, young man, travaillez dur ! ».
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Peter est, quant à lui, enchanté. L’homme de la jungle me prête sa boussole et sa gourde, me recommande de tenir le cap plein ouest, en vue de rejoindre Pokhara, au pied de l’Annapurna. Il recommande certainement mon âme à Dieu, aussi. À cette époque, il n’existe ni routes, ni guides, ni hôtels. Ma destination, estime-t-il, est à une décade de marche (une décennie plus tard, ce sera presque une autoroute qui assurera la liaison avec la célèbre base de trekking).
Me voilà donc parti, allègre, en short et en sandales, muni d’un petit sac à dos, doublant aisément les sherpas, ces routiers pédestres de la montagne. La taille même de mon train inférieur permet en effet une vitesse de croisière nettement supérieure à celle respectée par ces transporteurs, les seuls agréés à cette époque. Les sentiers sont d’ailleurs si étroits et escarpés qu’un mulet ne pourrait pas se frayer un chemin. Mais la taille n’est pas la robustesse, comme le prouvent des frêles colosses qui servent aussi de taxi, portant simplement le client sur le dos.
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Au bout d’une douzaine d’heures de marche, premier arrêt dans une « auberge ». Il n’y a qu’un seul routard parmi les routiers qui, allongés à même le sol, dégagent une place, après le bol de riz et la tasse de thé.
Le lendemain, la cadence se ralentit. Ce n’est pas pour rien que les sherpas brident leur vitesse.
Le troisième jour, les livreurs dépassés l’avant-veille réapparaissent. Malgré le lourd fardeau arrimé à leur front, ils se fendent d’un demi-tour affolé : ils viennent de voir l’abominable homme des neiges. Il est vrai que ma tare doit être trois fois supérieure à la leur.
Le quatrième jour, personne ne se retourne à mon passage, et pour cause : je suis perdu, seul au milieu de l’Himalaya, et heureux de l’être. Au-dessus de 4000 mètres, la montagne prend une tout autre dimension. Le temps se fige, à l’instar des neiges. Est-ce le rapprochement irréel des volumes, est-ce l’absence d’une humidité diaphane, est-ce le bleu sidéral détourant les arêtes ? On ne sait. Mais le décor est immobile. La clepsydre s’arrête.
Ce n’est pourtant pas une raison pour s’éterniser ici ! Les rares montagnards rencontrés s’enfuient, épouvantés. L’un consent quand même à écouter ce yéti, en ouvrant des yeux ronds (malgré ses bridures) : « Bartou (le chemin) Pokhara ? ». Il réagit comme un habitant de Trifouillis-les-Oies auquel un Papou demanderait la route vers New York.
Le sentier se termine bientôt devant une immense falaise, tendue vers le ciel outremer. Rebrousser chemin est impensable. Alors, ne reste que la solution d’escalader ce mur, qui fait peut-être 200 ou 300 mètres de hauteur.
Après avoir serré les lanières du sac à dos, je me fonds au granit. L’ascension est aisée car, outre le soulagement de ne pas avoir à reculer, l’appel de l’élévation est puissant.
Mon œil côtoie tout d’abord la protubérance qui m’a permis de me hisser. Levant la tête, je repère alors une prise supérieure à laquelle ma main s’agrippe. Je soulève tout mon corps grâce aux efforts conjugués de mon bras et d’un pied resté sur la prise inférieure. J’amène l’autre jambe sur le rebord qui, un instant plus tôt, était au niveau de mon visage. Bientôt, je lève ma première jambe sur ce nouveau marchepied et m’y appuie. Le pied laissé en arrière vient alors le rejoindre. Ma tête se trouve donc élevée à la hauteur de la prise. Scrutant la nouvelle topographie qui se découvre ainsi au-dessus, je vise derechef une prise située un peu plus haut.
De temps en temps toutefois, il est difficile de localiser l’étape suivante qui, à la fantaisie du relief, peut se trouver trop éloignée. Et puis survient la panne totale. Il n’y a plus de prise, de promontoire ou de saillie, ni à droite, ni à gauche, ni au-dessus. La paroi est lisse comme une table de guitare.
Descendre ?
Impossible, puisque le champ de vision est réduit aux quelques décimètres carrés qui font immédiatement face aux yeux. Le sol est caché par mon corps, totalement plaqué à la paroi. Et je me trouve à une centaine de mètres de hauteur (un immeuble de trente étages, quand même !), suspendu entre ciel et terre. Mêlé à la pierre et à la peur, accolé au vertical, je côtoie une valeur qui ne craint pas l’inflation : la mort. Personne ne viendra ni ne pourra me secourir. Des heures durant, me voilà partagé entre la satisfaction d’être confronté au vrai, entre la crainte raisonnée du danger et la recherche tout instinctive d’une issue.
Je m’voyais déjà…
Frôler la mort présente l’avantage de donner un certain goût à la vie. Ultime tentative, donc. C’est en restant suspendu à une seule main que je balance tout mon corps, jusqu’à reconnaître du pied la protubérance inférieure par laquelle je m’étais hissé. En extension totale, mon autre main cherche à tâtons une prise intermédiaire qui me permettra de charger mon poids sur ce degré salvateur. Et de là, par reptations latérales, un nouvel itinéraire se présente qui, après quelques frayeurs supplémentaires, me conduit vers le sommet, que j’atteins presque à regret.
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Après quelques heures de marche chancelante, un enfant qui s’avance hardiment et demande : « You… Indian? ». Pour lui, il est inconcevable qu’il puisse exister d’autres ethnies que des Indiens.
Peu enclin à la discussion métaphysique, j’acquiesce. Il me montre la direction de son village. En y parvenant, j’arrête le premier aborigène venu, dans l’espoir de trouver quelque subsistance. Avec des mimiques à rendre jaloux Marcel Marceau, j’utilise une palette d’onomatopées destinées à faire passer mon message dans l’esprit de ce primitif : « miam-miam,…glouglou,.. » et autres variantes. Au bout d’un moment, le villageois, qui contemplait mes exhibitions d’un air perplexe, déclare dans un anglais châtié :
— Essayez-vous de me dire que vous voulez vous restaurer ?
Il s’agit d’un instituteur itinérant venu de Katmandou. Il obtient instantanément riz et thé, dans une sorte de cabane qui sert d’auberge. Il s’y trouve aussi quelques porteurs et un gaïné, version népalaise du griot. Il joue du saranghi, sorte de vielle, et déclame des légendes issues du Ramayana. Une mythologie dense et touffue accompagnée de douces mélodies, à leur tour soutenues par le son du torrent tout proche. Les plus délicieuses des comptines.
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La progression est de plus en plus éprouvante. Les rations de riz ne suffisent plus à compenser mes dépenses énergétiques. Un coq égaré vient à croiser mon destin. De quoi tenir quelques jours.
Un matin, au réveil, mon visage est démesurément enflé. Changement de cap. C’est à Ghurka, un bourg peu éloigné, qu’il y a un hôpital. Je claudiquerai deux journées pour le rejoindre. Une double rangée de vautours y sert de haie d’honneur. Ces sentinelles attendent patiemment le long de l’allée conduisant à la salle des urgences où, à en juger par les draps sanguinolents, la nourriture ne manque pas. L’infirmier constate que j’ai été piqué par une bestiole en quête de mets exotiques. Comme nous communiquons par signes, je ne sais s’il s’agit d’une tarentule, ou d’un scorpion.
En attendant, les forces me manquent pour continuer. Il existe, paraît-il, un champ sur lequel atterrit épisodiquement un engin volant. « A une journée de marche », me précise-t-on. De fait, dans mon état, il m’en faut deux.
Sous un soleil de plomb, la traversée du lit d’une large rivière asséchée est particulièrement éprouvante. Force est de m’arrêter tous les dix mètres, souffrant simultanément d’épuisement et de douleurs généralisées. Mes pieds sanguinolents m’arrachent des grimaces. Et surtout, la chaleur m’ébouillante jusqu’à la moelle. J’atteins malgré tout l’autre rive, d’où un sentier escarpé remonte vers les sommets. Un torrent issu des neiges éternelles bruisse sous un tunnel de végétation. L’appel du froid est trop puissant. Je ne prends même pas le temps de me déshabiller pour me glisser dans ces draps de glace. La victoire sur la chaleur annihile le saisissement qu’entraîne cette congélation. Je reste immergé une heure dans le vif-argent, ne laissant dépasser que les narines.
Je reprends mes titubations, finissant par atteindre la fameuse « piste ». Je m’y affale et prends mes quartiers dans ce pré.
Et puis, quelques jours plus tard, un vrombissement remplit la vallée. Le Dakota, le « laitier », me ramène sain et sauf à la capitale.
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Peter est à l’aéroport. Il vient de réexpédier ses trois millionnaires, scandalisés de ne pas rapporter la peau du fauve pour laquelle ils ont dépensé de quoi faire vivre l’ensemble de la population népalaise pour un mois.
— Je ne les ai pas menés à l’endroit où je sentais que le tigre et moi avions rendez-vous. Ces gens pensaient qu’ils m’avaient rémunéré pour que je les guide directement à un mirador air conditionné du haut duquel ils auraient pu tranquillement assassiner leur futur trophée. Or, une chasse au tigre est un acte d’amour. On désire ardemment l’animal, qui lui-même se sent désiré. Il se soustrait au chasseur comme une femme à un prétendant.
Avec une telle approche, la clientèle fortunée de Peter s’est vite raréfiée. Il a ensuite créé un fonds de protection des fauves, ceux-là mêmes qu’il avait massacrés…
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Dans la périphérie de Katmandou, l’écho renvoie, de montagne en montagne, les sons graves de trompes, entrecoupés des résonances interminables de gongs. Ce sont des Tibétains qui ont fui les 400.000 soldats chinois venus « libérer » leurs compatriotes, à peine trois fois plus nombreux.
Cette musique incantatoire apprivoise les forces surnaturelles. Sa portée est très différente des harmonies qu’ont tenté d’imposer les visiteurs du Toit du Monde. Mandchous, Mongols, Anglais et aujourd’hui Chinois donnent des titres à leurs œuvres musicales. Mais ici, la musique ouvre les portes du ciel. Elle se passe de références terrestres. Elle ne décrit pas, elle décrypte. La barrière culturelle qui protège les Tibétains est aussi infranchissable que l’Himalaya.
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Une seule route permet de sortir du Népal. Elle mène à l’Inde. Il suffit de faire du camion-stop. Un Sikh enturbanné accepte de me fourrer parmi ses colis. Au milieu de la nuit, pourtant, il arrête son bahut et déclare qu’il me laissera en plan si je ne le rétribue pas pour ses bons, mais pas vraiment loyaux services.
Le choix est simple : la course ou la vie.
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