FUITE ET FIN

Ballottée entre Hambourg et Bagdad

 par Jean-Pierre Jumez

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Hambourg

 
Son. Songe. Sang. Sa rétine atrophiée s’était réglée sur le pourpre.

Jamais. Jamais encore on ne l’avait giflée. Et pourtant, c’est sûr, elle ne pouvait accepter. Son père alcoolique et sa mère malade l’avaient condamnée à subir un apprentissage humiliant : taper du courrier à partir d’un magnétophone.

Pour eux, comme elle était presque non-voyante, c’était la seule solution. Peu importe qu’ils aient omis de la faire soigner lorsqu’elle avait attrapé une infection oculaire à l’âge de sept ans. C’était du passé.

 L’orphelinat « die Waisenhaus » où elle était placée était copie conforme du Château. Et elle avait jeté Kafka à la figure de la psychologue…

 Gifle. Suite. Fuite.

 Elle était partie. On ne pouvait l’en empêcher : elle serait majeure dans quelques jours. Seule l’étincelle de son étrange regard à tour à tour gris et éclatant lui ouvrait le chemin. Pauvre regard, vague, jaillissant d’un beau visage acéré. Une étincelle faisant chorus avec l’éclat de ses bijoux. L’ensemble diffractait les rais de lumière perçant les gouttes de cette pluie matinale cinglant la chaussée.

 C’était cela, le legs que lui avait fait sa mère. L’éclat de ses magnifiques yeux gris enchâssés dans l’écrin bleuté des diamants de son collier, plus un bracelet serti, lui aussi, de diamants bleus.

 La lumière. Et l’ombre : celle, inexorable, qu’avaient diagnostiquée les médecins. Rétinite pigmentaire, dégénérescence irréversible, due à un manque de soins suite à une infection déclenchée par une séance en piscine.

 Sur l’asphalte trempé menant à Hambourg, elle entend le carillon déjà éloigné de l’orphelinat qui ponctue les premières heures de la journée.

 Un léger crissement, tout proche, la tire de sa torpeur. Une voix: « Je vais à Berlin, voulez-vous m’accompagner ? ».

 Les traits du conducteur lui apparaissent d’autant plus flous que les formes déjà estompées se désagrègent à travers ses larmes. Mais le grain de la voix est engageant, chaleureux, jeune, malgré un accent prononcé. À tâtons, elle trouve la poignée de la portière, et, sans un mot, se cale sur le siège.

 Une odeur âcre la saisit, indéfinissable. Jusqu’à la frontière de l’Allemagne de l’Est qui contrôle le couloir de Berlin, ils n’échangent pas un mot.

–             Papieren, bitte ! Ah ! Vous êtes irakien? Que faites- vous en Allemagne?

–             Je suis étudiant.

–             Mais votre visa expire dans trois jours !

–             Je sais, c’est pourquoi je me rends à Berlin pour le renouveler.

–             Et vous, Fraulein, qu’allez-vous faire à Berlin?

–             Mademoiselle est ma fiancée, elle m’accompagne.

Après avoir redémarré, il allume nerveusement une cigarette. Un léger crépitement et à nouveau cette odeur âcre.

–             Un peu d’herbe ?

 Elle ne répond pas. Ils foncent maintenant dans la grisaille, cette grisaille pénétrante et lugubre dans laquelle baignent les pays de l’Est. Elle distingue vaguement les vrombissements des camions qu’ils croisent, les formes ventrues des usines le long de la route, les tracteurs dans les champs. Le zézaiement des essuie-glace lui décrit le crachin extérieur.

 Percevoir le monde par les sons, les parfums et le toucher, voilà ce qu’elle commence à apprécier. Plus de grimage, on ne contrefait pas une voix comme on force un sourire. Maintenant, elle apprécie le monde à sa juste couleur. D’ailleurs, dans le temps, elle dessinait. Des chevaux. Elle adorait les chevaux, surtout Balthi, son pur-sang aux lignes épurées. Aujourd’hui, elle ne le dessinera plus ni ne l’entendra, ni le caressera. À la ferme familiale, tous les jours elle le montait, avant que se parents de la « placent »…

 Et pourtant, elle y serait restée, à la ferme, non pour son père, bien sûr, un homme rongé par l’alcool, non pour sa mère qui voulait un fils et qui était pratiquement impotente, mais pour les chevaux. Mais il avait fallu en partir, les autorités qui ayant flairé une dangereuse promiscuité. Les parents violents, ils connaissaient.

 –             À Berlin, je descends chez des amis turcs.

Le zézaiement du crachin fait place au crépitement des averses. La lumière n’est plus assez forte pour alimenter l’éclat de ses pupilles, ranimé pourtant par quelques éclairs.

Les effluves de la drogue lui parviennent toujours, provoquant chez elle une certaine alacrité. Elle caresse son collier qui semble s’être mis en état de veille. La rencontre de ses doigts avec les arêtes des pierres lui procure un picotement enivrant. Elle s’endort.

En atteignant le Ring entourant Berlin, la voiture se met dans la longue file d’attente des candidats à l’entrée. La passagère dort, lovée sur le siège. Les formes du visage et de la silhouette prennent un relief particulier aux yeux du conducteur qui, maintenant, baigne dans une sorte d’euphorie. Mais un changement radical s’est opéré depuis qu’il l’a découverte sur la route : dans la pénombre, subitement tombée, on dirait qu’un rideau s’est abattu, éteignant les yeux et les bijoux. Et pourtant, les lèvres bien serrées de la dormeuse lui conservent une expression d’autorité, de détermination.

La voix rauque d’un policier les fait sursauter, stoppant la contemplation de l’un et le sommeil de l’autre. Après un barrage de questions, faisant pendant à celles posées au poste d’entrée du couloir, ils traversent les faubourgs de Berlin-Ouest, ce qu’indiquent les éclairages vifs.

 Les diamants et les yeux s’allument dans le crépuscule.

 La voiture s’arrête dans un quartier animé devant un grand immeuble délabré. La cage d’escalier est immense –  elle le ressent par le son des volumes. Les étages sont très hauts. Au troisième, un homme ouvre:

 –          Je suis  en pleine classe; allez manger un Döner Kebab en bas en m’attendant.

 Affamés, ils se font découper plusieurs selles d’agneau. Elle n’avait encore jamais connu une odeur de mouton aussi forte.

 – Mes amis ont créé une école dans cet appartement. Ils y enseignent l’allemand aux immigrés clandestins. Nous pourrons y loger.

 –          Merci.

Long silence, puis :

 –          Aidez-moi !     

C’est lui qui a parlé.

 –          Mon visa expire. Je ne veux pas rentrer en Irak, où je vais servir de chair à canon.  Épousez-moi, je ne vous demande rien d’autre, ce n’est qu’une question de papiers; vous ne me reverrez plus, mais vous m’aurez sauvé.

Elle le croit. Ces inflexions sont celles d’un homme sincère, désemparé.

L’ami les rejoint :

– Ton père a téléphoné de Bagdad. Je lui ai dit que tu espérais rester en Allemagne. Il ne veut pas en entendre parler, et menace de sauter dans un avion pour venir te chercher. Ta place est dans ton pays, dit-il.

– Il ne pourra rien faire, car il me trouvera marié et donc résident !

Après la collation, l’ami leur montre les « chambres »: un matelas à même le sol dans chacune des deux classes où l’homme enseigne.

Elle a un mouvement de recul au contact du remugle laissé par les corps confinés des clandestins dans le local toute la journée. Mais, revivant la gifle du matin, elle préfère s’allonger sur le matelas…

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Bagdad

C’est la première sortie qu’on lui autorise, depuis son arrivée à Bagdad, voici trois mois.

Sur les bords du Tigre, dans un restaurant « pour familles », seul habilité à recevoir les femmes, sa « famille », justement, a commandé un mazbrouf, ce poisson du fleuve cuit dans l’argile. Tout Bagdad –moins les combattants – se promène sur la rive, profitant de la relative fraîcheur nocturne. La lune, rendue énorme par l’air sec qui n’oppose aucun barrage, compense à elle seule les éclairages réduits du fait de la menace ennemie.

Les reflets dansants issus du Tigre font surgir sur sa rétine obscurcie une gigue de souvenirs : mariage à la sauvette, avalisé par des témoins turcs ; arrivée du père du « marié » qui implore la jeune fille : « Sauvez mon fils. Il sera perdu, ici. Et sans vous, il ne retournera pas à Bagdad. Je me chargerai de son problème militaire. Je vous demande seulement de l’accompagner dans l’avion, vous rentrerez aussitôt ».

Elle aurait bien voulu que son père à elle eût un tel besoin de sa présence… Elle accepte. Mais tout de suite, les problèmes pratiques : la livre irakienne n’étant plus convertible par ces temps de guerre, elle vend ses bracelets pour acheter deux allers simples pour Bagdad, en plus de son aller-­retour à elle. Plus éprouvante, la conversion à l’Islam, nécessaire pour l’obtention du visa.

Puis l’arrivée à Bagdad, la chaleur, la foule, l’immense souk de l’aéroport, le vaste appartement familial, la délimitation de son territoire, allant de la chambre à la cuisine – elle n’a pas le droit d’en sortir. La présentation à toute la tribu, lui jetant des regards hostiles, depuis les grands-mères jusqu’à la ribambelle de gosses, tout ce monde ne s’adressant à elle qu’en arabe. Puis l’imposition du voile. Et enfin les implorations renouvelées du père: « Pour le moment, les autorités militaires n’acceptent de dérogations que pour les hommes vivant avec leur épouse. Ne partez pas encore, je vous en supplie ! ».

Aujourd’hui, c’est la première fois qu’elle voit Bagdad depuis que, de fait, elle est retenue prisonnière : la famille de l’époux a gardé son billet, ses papiers. Ne lui reste qu’un collier, soigneusement dissimulé sous le voile.

La cuisine, le ménage, les pleurs et le sommeil, voilà à quoi se réduit son horizon.

Hormis les cours d’allemand qu’elle dispense à la plus jeune sœur, qui sont sa seule communication : elle est écartée des hommes, y compris de son « mari ». Les femmes lui donnent les instructions ménagères par signes.

Dans ce restaurant, la jeune sœur profite de ce que les hommes sont partis prendre le thé dans une place réservée aux hommes pour lui parler :

–          Je voudrais connaître l’Europe. M’emmèneras-tu quand tu rentreras 7

    – …quand je rentrerai ? Mais vais-je rentrer ?

     – Si tu veux, je puis poster une lettre pour toi. Donne-la-moi demain après la vaisselle.

 « Cher Père, pourquoi suis-je ici, seule, séquestrée, je ne sais ? Je sais que Mère est partie. Je suis votre seule famille, et vous êtes ma seule famille. Voici mon adresse à Bagdad… »

 
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Rapatriement

 

–          Je suis le Consul d’Allemagne. Je dois informer ma compatriote qui réside ici que son père est mourant. Puis-je lui parler ?

 Les visages voilés regardent l’intrus d’un air ahuri. L’interprète accompagnant le diplomate répète le message en arabe.

 –          Oui, oui, fait une voix venue du fond du couloir, en allemand. Attendez !

 La jeune sœur disparaît vers la cuisine puis revient, accompagnée de cette étrangère qui est devenue son amie.

 Interloqué par ce regard gris perçant le filtre du voile, le consul reprend :

 –          Un billet pour Hambourg est établi à votre nom pour vous rendre au chevet de votre père. Vous en êtes bien la bénéficiaire ?

 –          Jawohl !

 Deux mains effilées se saisissent avidement du document, et le portent à quelques centimètres du visage. L’éclair qui s’ensuit est suffisamment éloquent.

 –          Le prochain vol décolle à 15h15; il est encore temps. Vous avez vos papiers ?

 En un bond, elle est sur le palier.

 –          Non ! Je n’ai rien. Ils m’ont tout pris. Je suis retenue contre mon gré. Emmenez-moi, libérez-moi!

Elle se précipite dans l’escalier. Interloquée, la famille ne bouge pas. Les hommes ne sont pas encore rentrés. Le diplomate et l’interprète descendent à leur tour. Ils la poussent dans la voiture aux plaques rouges officielles.

Au moment de démarrer, cependant, une portière s’ouvre brusquement, et la jeune sœur s’engouffre :

–          Tu avais promis de m’emmener ! 

La voiture se perd rapidement dans la circulation agitée de la capitale: chameaux, tanks porte-missiles, Mercedes climatisée évoluent dans une ville moderne, à l’architecture parfois inspirée des volutes islamiques.

    – Je vais vous établir un laissez-passer qui vous permettra de rejoindre directement l’Allemagne. Vous pourrez régulariser votre situation à l’arrivée.

    – Et moi ? s’écrie la jeune sœur.

    – Mais vous, vous êtes irakienne, n’est-ce pas? Je ne puis absolument rien pour vous.

 –          Tu m’avais promis, gémit-elle.

 Prenant les revers de ses mains croisées, le jeune Allemande se défait de son voile, rendant à son corps sa silhouette originale, quoiqu’amaigrie. Son regard éclatant se voit de nouveau entouré de l’aura des précieux prismes soulignant son cou. Ses mains se croisent de nouveau, mais derrière la nuque, cette fois, et en détachent le collier.

     – Prends-le, et tente de me rejoindre !

     – Mademoiselle, nous arrivons au Consulat ; nous sommes obligés de vous laisser ici.

 –          Je viendrai, et je te le rendrai !

 Une longue étreinte maculée de larmes  sera le souvenir que garderont les deux jeunes filles de cette séparation.

 

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Hambourg

 

Elle distingue une masse, pas une foule. Des mains s’agitent de tous les côtés pour accueillir les passagers.

Après avoir présenté son Ausweiss à la police, elle s’oriente vers la sortie en suivant le flux.

 Une ombre se détache, se rapproche. On lui prend la main. Par les relents de schnaps, elle identifie son père qui la mène sans ménagements à un taxi. Seuls les essuie-glaces meublent le parcours. Son regard, que plus aucun halo de pierres ne vient entourer, se disperse alentour.

 À la ferme, alors que le père règle la course, elle remonte le chemin menant à l’entrée. Un soufflement familier lui parvient, suivi d’une cavalcade : Balthi, celui qu’elle a dessiné tant de fois vient la saluer, se frotter à elle. Elle pénètre dans le hall. Des pas décidés la suivent. Une main retourne son épaule, et l’autre frappe. Méthodiquement. Son visage meurtri, ballotté par les coups de plus en plus violents, n’est plus qu’un embrasement…

 Elle bascule. Lueur. Fureur. Fin.