FRANÇOIS RABBATH

DE LA BASSE… AU SOMMET

par Jean-Pierre Jumez

À 12 ans, à Alep, son frère lui fait un étrange cadeau : un « énorme violon ». Aujourd’hui, à 90 ans*, il a conquis toutes la grandes salles de concert du monde avec sa contrebasse. Sa technique révolutionnaire « en crabe » est enseignée dans presque tous les conservatoires internationaux. Et pour son anniversaire, ce sont au moins 1500 bassistes américains qui s’apprêtent à le fêter au cours d’un immense « bœuf » à Lincoln, dans le Nebraska.

*La musique, ça conserve : nombre de musiciens ou artistes nonagénaires sont ou étaient actifs à 90 ans : Andrès Segovia, Pablo Casals, Pablo Picasso, Arthur Rubinstein, Ivry Gitlis, Line Renaud, Leopold Stokowski (à 80 ans, après son nième divorce, il avait décidé de n’avoir que des liaisons passagères), Chuck Berry, Tony Bennett, Harry Belafonte, et évidemment… l’inoxydable Marcel Amont

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Jean-Pierre Jumez : Votre enfance ?

François Rabbath : Je suis né à Alep en 1931 dans une famille chrétienne. Mon père était banquier, mais mes quatre frères se sont tournés vers la musique. L’un était pianiste, l’autre batteur, un autre violoniste et le quatrième clarinettiste.

Seule ma sœur, pianiste, n’a pas fait carrière car une femme, au Moyen-Orient, ce n’était pas bien vu. Il ne faut pas oublier que sous protectorat français, l’armée française envoyait des cargaisons de « femmes de confort », auxquelles on avait attribué des passeports … d’artistes ! Depuis, une femme artiste et assez mal perçue dans cette région du monde…

JPJ : Vous aussi, vous étiez musicien ?

J’avais environ 12 ans lorsque mon frère aîné m’a dit qu’il avait une surprise pour moi dans ma chambre. J’ai été stupéfait de découvrir un énorme violon ! Mon frère m’a alors déclaré : « l’instrument est à toi si tu en joues ». J’ai été immédiatement fasciné, me lançant dans de pizzicatos sonores et plutôt anarchiques. Peu importe, j’aimais tellement la contrebasse que je dormais avec !

Par chance, je suis tombé sur la méthode Nanny, un célèbre contrebassiste français, ce qui m’a permis de faire mes premiers pas.

Comprenant mon attirance, mon frère m’a fait participer à quelques répétitions à Alep, dans cette Syrie à l’époque joyeuse, pleine d’énergie et de vie.

Puis il m’a emmené à Beyrouth car il avait formé un orchestre et avait signé un contrat avec le célèbre cabaret La Coupole.

Début à Beyrouth en compagnie des frères: Elis (chef de l’orchestre), Victor (batterie) Pierre (piano), Henri (violon). L’orchestre H.F. est celui du danseur de claquettes Harry Fleming.

JPJ : Mais vous étiez débutant ?

Bien moins que débutant ! Et lorsque j’ai été projeté sur la scène de La Coupole au sein de l’orchestre, j’ai seulement rythmé les morceaux en jouant des notes au hasard, comme si je tapais sur une grosse caisse. Mais de temps en temps, il arrivait que je tombe sur une note juste. Mes frères se tournaient alors vers moi en poussant des hourrahs !

Et là, tout à coup, j’ai compris ce qui s’était caché derrière leur cadeau à Alep : il leur manquait un contrebassiste !

JPJ : C’est là que vous êtes devenu professionnel ?

Oui. À Beyrouth, j’enchaînais les sessions. Ce qui est drôle, c’est qu’à mes débuts, je ne lisais absolument pas la musique. Je me faisais des tablatures et autrement, j’inventais, j’improvisais. Je travaillais dans la journée et je mettais en pratique la nuit.

Ce que je gagnais allait à notre famille nombreuse (nous étions dix), car mon père avait été ruiné par un associé peu scrupuleux. Heureusement, après sa traversée du désert, il a rebondi de manière spectaculaire. En créant la banque Safra  et ses multiples succursales dans le monde, il est redevenu très riche. J’avais même une calèche à ma disposition ! Il m’avait toujours dit que l’honnêteté finissait forcément par payer. En tout cas, j’ai pu enfin profiter de mes cachets !

JPJ : Et la France, dans tout ça ?

Nous avions une certaine réputation, surtout depuis que nous nous produisions à hôtel Normandie à Beyrouth. Nous hésitions entre les États-Unis et la France pour nous lancer.

Moi, j’avais le professeur Nanni en mémoire. Et par ailleurs, je parlais français, comme beaucoup de Syriens à l’époque.

C’est donc en 1955 que j’ai débarqué à Paris avec deux de mes frères. Je suis allé directement au conservatoire et j’ai demandé à voir le professeur Nanny. Un peu interloqué, le concierge a appelé le directeur qui m’a demandé à quel sujet je voulais le voir. « Pour lui montrer quelques améliorations de doigtés sur sa méthode, et aussi lui faire part de ma nouvelle technique ».

D’un air ironique, le directeur me répond « C’est trop tard pour le ‘faire part’ car il est décédé depuis belle lurette. Et c’est heureux car à coup sûr il vous aurait envoyé balader ! »

Très rapidement, nous avons investi les cabarets et les clubs parisiens, rencontrant une multitude d’artistes talentueux, fussent-ils célèbres ou non.

C’est ainsi que je me suis retrouvé un soir à accompagner Charles Aznavour à l’Olympia. Après le concert, une petite femme est venue le saluer et m’a demandé au passage si je voulais l’accompagner. Je ne connaissais pas cette femme et lui ai fait une réponse évasive. En sortant, Charles m’a donné deux billets d’orchestre pour le lendemain. Je me suis installé au premier rang et j’ai bien vite reconnu la voix incroyable… d’Édith Piaf !

J’ai accompagné Édith pendant un mois, puis j’ai continué avec Aznavour. Et c’est grâce à cette tournée officielle que j’ai pu obtenir un permis de travail, ce qui était loin d’être gagné. Mes deux frères nous ont rejoints et nous avons formé le trio Rabbath, nous produisant sur de multiples scènes pendant sept ans et accompagnant une ribambelle d’artistes.

Souvent, j’avais cinq sessions d’enregistrements en studio dans la journée avant de passer les nuits entières dans les cabarets. J’étais devenu ce que l’on nomme un « requin de studio » doublé d’un musicien de scène.

Les disques se sont enchaînés, y compris un enregistrement au saz turc.

JPJ : Le saz turc ! Mais pourquoi ?

Le saz a été un hasard.

Nous devions intervenir avec la chanteuse turque Toulaï, chacun jouant entre les poèmes déclamés par la comédienne Ève Griliquez à Avignon.

À la répétition, elle était désespérée car son joueur de saz lui avait fait faux-bond. Mais son instrument était là ! Je l’ai pris. Le son de cet instrument mi-guitare, mi-luth m’a tout de suite captivé. Ni une ni deux, j’ai dit que je l’accompagnerais. Il m’a suffi de quelques jours pour prendre mon pied ! Le spectacle a rencontré un grand succès. La productrice Ariane Segal passait par là et m’a immédiatement demandé d’en faire un disque. Je l’ai enregistré en deux fois : la chanteuse et moi au saz en direct puis un accompagnement ajouté à la contrebasse.

Impro au saz pour accompagner Toulaï

JPJ : En matière d’enregistrement, vous êtes assez inventif !

Oui, tout m’inspire. Par exemple, dans certains disques, j’ai rajouté des gémissements lascifs qu’on ne peut pas distinguer, mais qui apportent une chaleur certaine. J’ai évidemment joué dans toutes sortes de combinaisons, y compris avec… guitare !

Un drôle de duo au Wigmore Hall de Londres (Rabbath & Jumez)

JPJ : Et l’opéra ?

Je voulais intégrer l’Opéra de Paris pour stabiliser ma situation. Je vous fais grâce des commentaires confraternels peu charitables au sujet d’un autodidacte — venant de la variété de surcroît — qui prétendrait devenir soliste à l’Opéra de Paris ! Mais j’ai réussi le concours sans problème.

François Rabbath triomphe dans le concerto que Frank Proto lui a dédié

JPJ : Pourquoi Bach à la hauteur du violoncelle ?

J’avais écouté les Suites interprétées par Pablo Casals et j’étais fasciné. J’ai demandé la partition à un collègue violoncelliste qui m’a proposé une transcription pour contrebasse. J’ai essayé mais je n’y voyais aucun enrichissement par rapport au violoncelle. La solution était toute simple : tout remonter d’une octave pour rester dans le registre du violoncelle, mais avec une bien plus grande profondeur.

JPJ : Euh… techniquement, c’est possible ?

C’est ma fameuse méthode de progression « en crabe », celle issue de mes balbutiements en Syrie, qui me l’a permis. Cette méthode est d’ailleurs maintenant étudiée et suivie dans le monde entier.

Cinq volumes pour une méthode révolutionnaire

JPJ : Donc, à l’instar de votre père, vous êtes toujours resté honnête vis-à-vis de vous-même !

Absolument ! Je joue pour transmettre au public mon amour et non pour faire une « représentation ».

JPJ : Des quantités d’artistes vous ont applaudi !

Oui, Aznavour et Piaf m’ont permis d’être entendu partout. Mais pour moi, seuls la musique et le public comptent. Je ne suis pas sensible à d’autres critères. 

D’ailleurs, à Vallauris, Aznavour m’a emmené dans un atelier de peintre. J’ai dit bonjour au jardinier, qui, voyant l’attention que je portais aux oeuvres exposées (et que je trouvais biscornues), m’a offert une poterie. Je lui ai gentiment dit que je la trouvais moche. Il m’a répondu « tu as raison » et il l’a fracassée sur le sol ! Aznavour m’a quand même fait remarquer que ce monsieur se nommait… Pablo Picasso.

Vingt ans plus tard, alors que j’avais totalement oublié l’épisode de la poterie, le même Picasso me téléphonait soudainement pour me proposer d’assister à la grande fête organisée pour son 90e anniversaire, me demandant d’écrire une composition pour sa fresque « La Guerre et la Paix ». Un avion a été affreté avec un cortège d’artistes à son bord. 

Mais à Vallauris, Picasso a fait évacuer la chapelle car il voulait  entendre seul ma composition . Pendant que je jouais, il contemplait son oeuvre à l’aide d’une bougie (car la chapelle n’était pas électrifiée). En larmes, il m’a avoué qu’il n’avait jamais oublié le sentiment d’honnêteté qui se dégageait de moi  lors de l’épisode de la poterie. Il faut croire qu’il n’avait jamais rencontré quelqu’un osant critiquer son travail…

La Guerre et la Paix, illustrée par Pablo Picasso et… François Rabbath

JPJ : Le confinement ?

Il faut trouver le public là où il se trouve. Chaque matin, j’ai joué une petite sérénade sur mon balcon. Aucune descente de police à redouter !

Mais je pense surtout à ceux qui n’ont pas de travail. J’ai mis aux enchères sur le site de l’International Society of Bassists une dizaine de mes aquarelles. Les 38 000 dollars de recettes ont été partagés entre les bassistes sans travail qui ont chacun reçu 500 dollars.

JPJ : Les concerts en ligne ?

Le 20 février, je vais donner un concert virtuel qui sera visionné dans le monde entier. L’émotion ne sera évidemment pas la même. On peut dire que le concert virtuel est un complément au spectacle vivant qui, lui, reste irremplaçable.

Le spectacle vivant reste irremplaçable

Cela dit, débarrassé de tous les soucis matériels liés aux tournées, l’artiste dispose de davantage de temps pour travailler et se concentrer.

JPJ : À 90 ans, la technique baisse-t-elle ?

La technique ne baisse pas avec l’âge, dès l’instant où l’on a été entraîné à obtenir le maximum d’effets avec le minimum d’efforts. 

JPJ : Bref, c’est votre conseil : suivez ma méthode,…vous ne vieillirez pas !

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D’innombrables followers

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Un ouvrage de 900 pages sur la vie du maestro est actuellement sous presse aux États-Unis

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DISCOGRAPHIE DE FRANÇOIS RABBATH

The Sound of a Bass (Philips, 1963)
Bass Ball (Philips-Mercury, 1963)
François Rabbath N° 2 (Philips, 1965)Athis, Helios, dans « Dansez le sirtaki » (Polydor, s.d.)
Le Bateau sur l’herbe (EMI-Pathé, 1970 ?)
Omer Pacha (Disc AZ, 1971)Collection « La Pensée universelle »
N° 2 : Jesus Christ Amour – Révolte (Productions et Éditions Sonores Paris, 1971)
François Rabbath au Palais des Sports de Paris (Emen, 1972)
La Guerre et la paix (Emen, 1972)
Multibasse (Emen, 1974)
Les Contes d’autrefois (paroles de Pierre Laforêt), dans Les Couac-couac (Carabine, 1976)
Multi-Bass (QCA/Red Mark, 1978)
Sazmorphosis (Emen, 1978)Diba diba (paroles de Boby Lapointe), dans Intégrale des enregistrements de Boby Lapointe 1960-1969 (Philips)
Live in Paris (QCA/Red Mark, 1980)
Rabbath Plays Bach (QCA Red Mark/Liben, 1982)
Rabbath Plays Proto (Red Mark/Liben, 1986)70 (Emen, 1990)
Dialogues and Meditations (Emen, 1990)
Live Around the World (Emen, 1990)
Live Around the World (Red Mark, 1992)
Multi Bass ’70 (Red Mark, 1992)
Carmen! (Red Mark, 1992)
Proto: Works for Double Bass and Orchestra (Red Mark, 1994)Bach, Vivaldi, Bizet, Rabbath (Emen, 1995)
François Rabbath en concert : contrebasse & orchestre (Emen, 1996)
In A Sentimental Mood (King Productions, 2004)
Six Suites de Bach (Solstice)