Claude Bolling

par Jean-Pierre Jumez

L’Alexandre Dumas de la musique

Des dizaines de films, des centaines de compositions et d’arrangements, des milliers de concerts… Ces chiffres sont évidemment vertigineux. Mais, de Claude Bolling, ce n’est pas ce qu’on retient. Ce qui interpelle avant tout, c’est, à la fois hardie et mélodique, l’originalité de son inspiration.

Claude Bolling : disciple de Duke Ellington (Bollington)

JPJ :Claude Bolling, je viens de dévorer votre biographie « Bolling Story ». Personnellement, je ne l’aurais pas intitulée ainsi. J’aurais choisi « Vertigo » : tel que vous le décrivez, ce parcours qui est le vôtre est tout simplement hallucinant. Et encore, vous n’évoquez que ce qui est racontable !


CB : Je vous rassure, rien n’est irracontable, dans la mesure où les dérives parfois associées au jazz ne m’ont jamais affecté. Pour moi, le jazz, c’est un style de musique et non un style de vie. Pendant que certains copains allaient faire la java à Saint-Germain-des-Prés, moi, je retournais chez moi pour travailler le piano.

JPJ : Dans cet ouvrage, on ne compte pas moins de 57 pages (je dis bien cinquante-sept) répertoriant vos enregistrements. Et cela n’englobe pas les milliers de concerts que vous avez donnés, ainsi que les centaines de partitions dont beaucoup sont inédites. Vous êtes l’Alexandre Dumas de la musique ! Vous n’avez donc eu aucun passage à vide ?


CB : J’ai toujours et toujours eu de quoi m’occuper, que ce soit par mon travail au clavier ou pour ce que j’écris pour les musiciens qui m’entourent, quelle que soit la formation.  Aujourd’hui je me demande souvent comment j’ai pu réussir à organiser mon emploi du temps.


JPJ : Mais ce qui est impressionnant, c’est que si le cher Alexandre Dumas écrivait « au kilomètre », nombre de vos oeuvres sont ultra-tricotées. « Au métier de l’écriture, Claude Bolling associe le sens de l’improvisation. À la fois sédentaire et nomade, il est rigoureux mais libre. Il est mature mais frais. Le  » Concerto pour Guitare Classique et Trio Jazz  » est l’un des exemples les plus heureux de cette dichotomie. Sons pincés et notes frappées s’entrelacent délicatement, sans qu’il n’y ait jamais conflit d’intérêts. Un exploit, car la frêle guitare peut suffoquer sous le poids du  » digitodrome « . D’ailleurs, peu de compositeurs se sont frottés à l’exercice (mis à part Mario Castelnuovo-Tesdesco dans sa délicieuse  » Fantaisie « ). Élégante, mais puissante, cette oeuvre – peut-être devrait-on dire chef-d’oeuvre – est une suite dont chaque mouvement est un rebondissement, dont chaque aspérité cache un trésor, dont chaque parcelle procure une émotion. Un vrai régal ! ». Vous en souvient-t-il ?


CB : Bien sûr, c’est ce que vous écriviez en exergue de l’un de nos concerts.


JPJ : Rien que pour votre concerto pour Guitare et Trio Jazz, j’en avais écrit des pages dont aucun mot n’était pourtant superflu. Cela revient-il à dire que, une fois le métier acquis, tout s’encastre naturellement ?


CB : L’expérience est le fruit de la passion. Dès mon plus jeune âge, je n’ai eu de cesse de l’assouvir. Cela a évidemment commencé avec l’écoute de Duke Ellington et autres Glenn Miller à la radio, mais aussi en me régalant des échos des musiques lorsque je déambulais dans les rues de Nice et que je faisais des détours à la sortie de école pour aller les entendre. Tout de suite, j’ai été fou du jazz. Ce qu’on pourrait nommer « l’appel du barge ». Mais attention ! Sans être servi par la chance, je ne serais pas passé derrière le miroir : et la plus grande d’entre elles a été la rencontre avec Marie-Louise Colin dite « Bob » qui m’a enseigné son savoir. Elle était pianiste-trompettiste-batteur-chef d’orchestre féminin, orchestre dans lequel son amie saxophoniste-contrebassiste-accordéoniste chantait les refrains à la mode. C’est avec elle que j’ai découvert que, derrière toute émotion musicale, il y a une tringlerie très complexe qui nécessite un laborieux apprentissage ; l’ayant compris, au fur et à mesure de mes découvertes, je suis allé chercher les maîtres qui pouvaient m’initier. Pour l’harmonie et le contrepoint, ce fut Maurice Duruflé, l’organiste de St Étienne du Mont ; c’est lui qui m’a enseigné comment construire une harmonisation à quatre voix selon les règles classiques. Puis, lorsque René Clément m’a demandé de faire la musique de son film « Le jour et l’heure » (Simone Signoret – Stuart Witman), j’ai pris conscience qu’il fallait une dimension symphonique, et je me suis précipité chez un professeur du Conservatoire pour apprendre les secrets de la composition de musique symphonique.
Donc, pour répondre à votre question,  il y a d’une part l’appétence, celle qui permet l’élévation. Et puis il y a la sustentation. Lorsqu’on a acquis le « métier », comme vous disiez, se révèle un aspect un peu routinier du processus. Il peut arriver non pas de faire du surplace, mais d’avoir la sensation d’être sur des rails, d’être un aiguilleur sans aiguillon, en quelque sorte…


JPJ : Comme à l’interprète, auquel il arrive de se lasser d’un répertoire ?


CB : C’est cela. Donc j’ai vécu des périodes de « paliers », pendant lesquelles l’écriture était suffisamment maîtrisée pour être assimilée  à une routine. D’où ma quête, mon exploration permanente.  À chaque perspective se dévoilant au recoin d’une impasse (musicale), un désir nouveau m’incitait à abattre des clichés, à ériger de nouvelles oeuvres ; tout en restant dans le registre festif, bien sûr ! Chez moi, ni provoc, ni grincements, ni mystifications. On doit s’éclater sans réfléchir !


JPJ : L’association d’interprètes classiques et jazz en est une bonne illustration. Votre musique est toujours gourmande. Mais ce luxe, celui de s’engager vers des voies nouvelles au gré de ses aspirations, serait-il accessible aujourd’hui ?


CB : Je crains que non. Ma génération a vécu une période d’insouciance incroyable car à l’époque, l’angoisse existentielle n’avait,  justement, rien d’existentiel ! Aucune appréhension pour l’avenir. Seuls les huissiers se faisaient du mouron car ils n’avaient aucun débouché ! Pour certains, cette insouciance a été l’occasion d’un enrichissement émotionnel incomparable, redistribué au public sous la forme de productions culturelles hardies et sans complexes.

Compositeur et interprète réunis à Paris

JPJ : J’ai été surpris que parmi les témoignages de sympathie que vous publiez, plusieurs déplorent le manque de reconnaissance dont, disent-ils, vous souffrez.


CB : Une musique crée un engouement, puis s’efface de la conscience collective avant de réapparaître, telle une morène au sortir d’un glacier, plusieurs années ou plusieurs siècles plus tard. Mais n’oubliez pas que les témoignages que vous évoquez proviennent d’amis français, qui ne prennent pas en compte la popularité de certains de mes disques dans le monde, en particulier aux États-Unis.


JPJ : Jusqu’à présent, vous avez partagé votre vie artistique entre musique écrite et musique vivante.


CB : Oui, depuis la fameuse expérience à la Maison de la Chimie, celle qui a mis le public au défi de faire la différence entre une reproduction stéréophonique et un orchestre caché derrière un rideau, j’ai pris conscience que la musique vivante allait en prendre un sacré coup. D’où mon âpre résistance à cette fatalité. Pour autant,  j’ai assisté, impuissant, tout d’abord à l’accaparement du disque par l’industrie (alors qu’au départ, je le rappelle, le disque ne devait pas sortir du foyer familial : il était inscrit sur les étiquettes : « tous droits du producteur phonographique et du propriétaire de l’oeuvre enregistrée réservés. Duplication exécution publique, radiodiffusion de ce disque interdites ») et puis à son utilisation perverse, en particulier lors des playbacks à la télévision : on isole la voix de la chanteuse ou du chanteur, alors que tout réside dans la matière musicale qui l’entoure !

JPJ  : On ne peut non plus dissocier votre nom de la musique de film.

CB : Là encore, il s’agit à chaque fois d’épouser un nouveau monde car le réalisateur peut établir son découpage sur un thème préexistant (Borsalino) ou au contraire, exiger du compositeur qu’il suive les scènes données à mettre en musique.


JPJ : Pourrait-on dire que vous êtes le disciple de Duke Ellington ?


CB : D’une certaine manière, oui.  Et nombre de mes écritures en sont totalement inspirés. Sont-elles pour autant inutiles ? On joue une oeuvre inscrite dans l’histoire pour un public qui en redemande. Il n’est pas question de le snober. Le concert est un plaisir partagé : nous en le jouant, le public en le recevant.


JPJ : Soit, mais en écrivant, en enregistrant, vous cherchez quand même à laisser une trace ?


CB : Consciemment ou non, oui. En ce qui me concerne, elle sera, ma foi, multiple puisque je laisse des partitions, des disques et des vidéos. Et pour ce qui est des concerts « live », ce sont les murs de ces lieux mythiques qui en resteront imprégnés, bien protégés derrière le film lentement déposé par les volutes des derniers fumeurs, ces passionnés qui avalaient leur fumée tout en dévorant nos notes. L’inspiration, quoi…

Claude est décédé le 30 décembre 2020 ; il avait 90 ans