Calcutta – Madras – Colombo

Initiation au sitar dans un wagon vide

Heureusement, j’ai de quoi le satisfaire…

Au petit matin, le camionneur largue son fret devant la gare de Betthia. Des centaines de « voyageurs » sont couchés dans la salle des pas perdus. En Inde, la gare est un domicile qui en vaut un autre, pour les sans-abri.

Un peu plus tard, le train entre en gare. Impossible toutefois d’en ouvrir une portière, tant les voyageurs sont tassés à l’intérieur. Je parcours désespérément le quai. Tous les wagons sont pleins à craquer. C’est clair, je ne monterai pas. Je soumets mon cas à un contrôleur.

— Atcha* ! Avez-vous un billet, Sir ?
— Oui, le voici.

Il le contemple d’un air visiblement admiratif puis cogne à la première portière :

— Tickets, please!

Imperturbables, les voyageurs comprennent. Ils descendent un par un, car aucun n’est en règle. C’est donc dans un wagon vide que je fais le voyage. Enfin, presque vide : un autre voyageur a payé sa place. C’est un Français, Patrick Moutal. Issu d’une grande famille lyonnaise, il est guitariste de formation et a décidé de s’initier au sitar indien. Il va rejoindre son « ustad », son maître, à l’université de Bénarès où il réside déjà depuis plusieurs années. Il y habite une pièce située au bord du Gange, dormant à même le sol. Patrick respire la joie de vivre.

Il refuse néanmoins de licher ma gourde, pourtant mieux garnie qu’au Népal.

— J’adore le whisky, mais faire des études musicales implique des renoncements, you know.
— Mais personne ne le verra ni le saura !
— Atcha ! Mais mon spirit est orienté vers l’étude totale, complète immersion. Quand j’aurai mon degré, d’ici 5 ou 6 ans, je serai libre et pourrai mener ma vie et ma musique à ma guise. Mais ici, on stipule que j’ai ce que je désire. Pourquoi m’enivrer quand j’ai toute satisfaction ?
— Bon, d’accord pour du whisky. Mais toi, un Lyonnais, tu refuserais un verre de pommard ?
— Atcha, l’ustad est quand même un homme tolérant lorsqu’un enjeu vital est en cause !
— Dis-moi, la technique du sitar ressemble-t-elle à celle de la guitare ?
— Ici, la technique n’est pas la priorité. Le fond doit primer la forme, alors qu’en Occident, on fait souvent passer le superflu avant le nécessaire. En Europe, on enseigne l’imparfait du subjonctif aux enfants, mais on oublie de leur inculquer toute notion de générosité. Ici, on vise avant tout l’émotion. On en démonte le mécanisme, on l’analyse, on l’explore. Tiens, voici un raga…

Mon compagnon déballe son sitar et se met en position du lotus, à même le sol.

— Voici un rag du matin. Je mets d’abord en valeur chaque note de la gamme, ici pentatonique. Je prends la première et je tourne autour, tel un hypnotiseur qui balance son doigt devant les yeux de sa proie. Tu sens les périphrases que j’improvise autour de cette base ? Je vais ainsi t’imprégner de mes cinq notes. Maintenant, c’est le tour de la gamme, que je vais m’attacher à te faire assimiler, en faisant intervenir les shrutis…

— Les quoi ?
— I don’t know comment t’expliquer. Ce sont des mini-intervalles qui ont un rôle de soutien. C’est qu’il faut pouvoir retrouver toutes les nuances du chant, qui sert de modèle à toute musique, ici. Voici par exemple le…
— …non, non, poursuis ton développement !
— Atcha ! Tu es déjà pris, very good ! Passons maintenant au thème. Tu le saisis ?
— Atcha !
— Atcha; Maintenant, il faut le rythmiser. C’est ici qu’interviendrait un joueur de tabla, exposant la structure à douze temps. Nous voici maintenant au cœur de la musique, complexe mais contrôlée. Le rythme s’intensifie, puis c’est le paroxysme. Pris dans ces filets, on atteint un éréthisme crazy. Tu sens, tu sens ? Et puis, petit à petit, il faut revenir à notre bas monde, avec précaution, pour ne pas manquer l’atterrissage. À la fin, la musique est assouvie.
— J’ai compris. Mais comment appréhender tout cela au premier coup d’oreille ?
— Mais cela, my dear, c’est tout le problème de l’éducation dans l’art. Peu de gens reçoivent l’enseignement ad hoc, même ici, et peu nombreux sont ceux qui peuvent espérer tirer tout le plaisir de la musique. Mais ils peuvent être excited par d’autres éléments : virtuosité, timbres ou, pour certains Américains, fantasmes orientaux. Ah, voici une station ! J’ai faim, descendons!

Nous achetons une sorte de sandwich de chappati*. Une femme nous aborde, demandant la charité. Je lui tends la moitié de mon repas. D’un air dédaigneux, elle décline car ce qu’elle veut, c’est de l’argent. Mais une énorme buse qui était juchée sur un poteau biscornu fond sur nous et emporte mon déjeuner dans ses serres.

Lorsque nous remontons, le wagon est de nouveau pris d’assaut. Nous terminons simplement le voyage sur le toit.

— Je te quitterai au prochain arrêt, Monghyr, où je changerai pour Bénarès. Qui sait combien de temps j’y resterai ? Tant de choses à apprendre de ceux qui m’ont précédé !
— Mais comment un Occidental peut-il prétendre égaler ces artistes qui provoquent ton admiration et ton renoncement ?
— Ici, l’artiste est au service de l’art, c’est à dire l’inverse de l’Occident où l’on signe aujourd’hui les cathédrales. De ce fait, en Europe, on progresse en ligne brisée. Les successeurs d’un maître préfèrent baisser les bras et aborder d’autres voies, évoluant davantage par révolutions que par évolution. On arrive même à discerner des cycles. On part d’une forme primitive qui fait grincer l’homme cultivé (jazz, rock, disco…) ; puis les choses s’affinent et enfin, on « classicise ». À ce stade la génération suivante ne peut prendre… le train en marche, et un nouveau cycle démarre.
— En somme, c’est la querelle des anciens et des modernes.
— Atcha, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais ici, on vit dans la continuité. On ne discute pas la tradition. Même un artiste insurpassable ne décourage pas la postérité. On attendra simplement un siècle ou deux avant de faire mieux.
— Mais j’ai vu des guitares, ci et là ?
— Des jeunes veulent s’initier à l’Occident à peu de frais. Le problème est géographique, pas historique.

Deux ou trois ans plus tard, je donnerai le premier concert de guitare de mémoire de Bénarésien. Patrick, toujours aussi enjoué, y aura acquis une telle notoriété qu’il donnera de nombreux concerts à travers toute l’Inde, parcours étonnant pour un bourgeois lyonnais. Plus tard encore, c’est à Paris que je le retrouverai, professeur de musique indienne au Conservatoire de Paris. Atcha !

*******

L’arrivée à Calcutta est impressionnante, pas tant par les vastitudes torrides annonçant la métropole bengali, que par le grouillement de la vie, ou plutôt des vies humaines. Calcutta est l’apposition de quantités de races, de sous-races, lesquelles sont subdivisées en castes et sous-castes. Toutes ces formes et toutes ces coutumes sont imbriquées les unes dans les autres, formant un puzzle humain hallucinant, d’autant plus spectaculaire qu’il s’étale impudiquement à la vue du visiteur.

Un petit récital donné à l’Alliance Française me permet de m’offrir une seconde classe jusque Madras, Ramanathapuram et, après le détroit de Palk, jusqu’à la capitale du Ceylan d’alors, Colombo. Tour de cette île luxuriante à bord de tortillards, fêtes somptueuses de couleurs et de musique.

 

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