LUIGI BOCCHERINI (1743 – 1805)
Retracer l’historique des quintettes avec guitare de Boccherini relève à la fois du roman policier et de la comédie à intrigues chère au XVIIIème siècle. Commençons par les données certaines : le fil du mystère finira par se glisser dans leur trame.
Luigi Boccherini, originaire de Lucques où il naît le 19 février 1743, développe ses talents d’enfant doué pour le violoncelle en suivant l’itinéraire fréquemment emprunté à l’époque: le cadre familial – son père est contrebassiste; une institution religieuse – le séminaire de Lucques ou l’abbé Vanucci assure sa formation générale et musicale; un complément d’enseignement auprès d’un maître lointain – le violoncelliste Costanzi, à Rome, qui, sans doute, transmet au jeune homme de quatorze ans la tradition de la technique propagée par le grand violoniste et pédagogue Tartini.
Une période d’expectative commence alors : où s’établir ? A Vienne, où trois engagements successifs en 1757, 1760 et 1763 attirent la famille Boccherini ? Le jeune Luigi se fait connaître comme instrumentiste virtuose et, à partir de 1760, comme compositeur de musique de chambre avec deux séries de trios et de quatuors, ces derniers affirmant les bases mêmes du quatuor « moderne » dans la dialectique déjà « classique » de certains mouvements. Mais les engagements à Vienne résultent de contrats temporaires qui n’engendrent pas de situation stable. Faut-il donc s’installer à Lucques, patrie familiale ? Boccherini l’espère entre 1764 et 1767 : le manque d’occasions fréquentes pour manifester ses talents le décourage, et il se lance dans l’errance de la vie de virtuose.
En 1765, il est à Milan auprès de Sammartini qui voit venir à lui nombre de compositeurs : Gluck, Haydn, Mozart et d’autres. Boccherini, lui, se consacre aussi à l’exécution régulière d’œuvres de musique de chambre avec Manfredi, Nardini et Cambini, probablement le premier quatuor à cordes permanent dans l’histoire de cette formation instrumentale.
Puis, en 1766-1767, Boccherini explore le nord de l’Italie, le sud de l’Autriche et finalement la France. Paris consacre les virtuoses qui se produisent au Concert Spirituel : c’est ce que Boccherini fait le 20 mars 1768 lorsqu’il exécute « en maître, une sonate de sa composition », comme le note le Mercure de France. L’hésitation envahit de nouveau l’esprit du musicien : faut-il rester à Paris, l’un des centres européens de l’édition musicale, entre autres, qui, d’ailleurs, publiera systématiquement les œuvres de Boccherini jusqu’à sa mort ?
Où faut-il aller ? A Madrid où on l’assure d’un climat qui fortifierait une constitution physique délicate et d’un patronage royal qui devrait lui assurer la stabilité de ses occupations. Boccherini choisit l’Espagne, en 1768, mais les débuts y sont périlleux. Le roi Charles III et son fils aîné, le Prince des Asturies, n’entendent pas grand chose à la musique. C’est le plus jeune frère du souverain, l’Infant Don Louis qui recueille Boccherini le 8 novembre 1770 comme « violoncelliste de sa Chambre et compositeur de musique ». Il en résulta une installation à Madrid qui se révéla définitive puisque le compositeur y mourut le 28 mai 1805. L’infant, lui, était mort en 1785. Il avait fallu trouver de nouveaux protecteurs : se présentèrent simultanément la puissante famille espagnole des Comte-Duc de Benavente-Osuna, rivale de la famille d’Albe et, comme elle, mécène et « Patron » de tous les arts, et un monarque prussien, Frédéric-Guillaume II. Les premiers nommèrent Boccherini à la direction d’un orchestre de seize musiciens chargé de donner des concerts dans leur somptueux palais de la Puerta de la Vega ; le second pensionna le compositeur moyennant l’envoi régulier d’œuvres nouvelles à Berlin et Potsdam.
Cette sécurité apparente fut ruinée par le refus de Frédéric-Guillaume III, en 1798, de continuer à verser la pension payée par son défunt père, et par le départ des Benavente-Osuna pour une ambassade à Vienne, via Paris où finalement ils s’installèrent. La chance pourtant continuait, tant bien que mal, à sourire à Boccherini. Les éditeurs français s’étaient renouvelés mais leur intérêt pour sa musique n’avait pas faibli et l’expédition de manuscrits à Paris se poursuivait en vue de leur publication.
Dans une lettre du 24 décembre 1798, Boccherini assure Pleyel qu’il a terminé « trois œuvres, la troisième consistant en six quintettes avec guitare obligée ». Le 20 juin 1799, il ajoutait : « Mes chers amis et fils, (les musiciens) Garat et Rode ont eu l’occasion d’entendre chez le marquis de Benavente presque tout l’opus de piano (transposé par moi pour guitare à l’usage de cet amateur seulement) ». Une première énigme se posa : qui était ce marquis de Benavente ? Confondu pendant presque deux siècles avec la famille de Benavente-Osuna, on sait depuis peu qu’il s’agit d’un amateur fortuné, indépendant, semble-t-il, de ses homonymes, et qu’il joua (par hasard ?) auprès de Boccherini le rôle de mécène dans les années 1798-1799 et, peut-être, plus tard.
D’autres questions surgirent : les œuvres enregistrées ici, sont-elles celles que Garat et Rode entendirent ? Non, car le recueil des six quintettes, s’il est presque exclusivement composé de transcriptions d’œuvres précédentes pour d’autres formations ne les limite pas à la formation pour piano et cordes. Il s’agit donc des six quintettes avec guitare signalés dans la lettre de 1798, que Jean-Pierre Jumez et le Quatuor Bulgare interprètent. Le seul manuscrit connu mentionne qu’ils furent « composés » à Madrid pour M. le marquis de Bénavent ». C’est alors que d autres énigmes furent posées aux musicologues. Puisque le manuscrit (maintenant à la Library of Congress, à Washington) n’est pas autographe, ne pourrait-on questionner l’authenticité de ces partitions dans la production boccherinienne ? Et qui a pu réaliser cette copie manuscrite datant du début XIXème siècle ?
Peu à peu les réponses se précisèrent. Les six quintettes sont presqu’entièrement des transcriptions d’œuvres de Boccherini qui, elles, ne prêtent à aucune équivoque quant à leur attribution au compositeur. Nous avons même tout lieu de croire, en l’état actuel de nos connaissances, que les deux mouvements ajoutés, le Minuetto du quintette n° 1 et l’Allegretto du n° 2 sont sortis de la plume de Boccherini.
Quant à l’auteur de la copie désormais américaine, une recherche toute récente de M. Matanya Ophee a révélé qu’il s’agissait de François de Fossa, militaire, guitariste et compositeur. Ce dernier aurait-il pu modifier quelque peu le texte original du musicien ? La correspondance de Fossa avec le premier biographe de Boccherini, Louis Picquot, donne l’impression qu’il se contenta de copier le manuscrit original. Le mystère renaît quelque peu, . . et il serait vain de tenter de réécrire pour le lecteur-auditeur ces romans à épisodes où alternent inconnu, trouvaille, égarement, issue subitement découverte, qui forment les péripéties habituelles rencontrées par le musicologue dans le labyrinthe de la recherche. Contentons-nous de centrer nos remarques sur trois points essentiels.
Tout d’abord, Boccherini a emprunté à ses propres œuvres la substance de ces six quintettes, tantôt se concentrant sur l’arrangement d’œuvres entières (c’est le cas des quintettes n°1 (G.445 ), n°2 (G.446) et n° 3 (G.447) qui reproduisent simplement le texte intégral de trois quintettes avec piano, op. 57 nos. 4,5 et 2, sur lesquels il devait travailler à la même époque selon son habitude de composer en même temps et alternativement deux opus différents, tantôt repêchant des fragments d’œuvres anciennes (le quintette n°4 (G.448) vient de deux quintettes à deux violoncelles de1771 et 1788 d’où Boccherini a extrait les mouvements les plus pittoresques: « Pastorale » et « Fandago » entre autres) et tantôt empruntant ici et là à des œuvres récentes de formations diverses (quintette n°5 (G.449) et n°6 (G.450) tirés de quatuor à cordes, d’autres quintettes avec piano, l’op.56, et d’un quintette avec flûte).
L’idée e terminer au plus vite un opus de six œuvres a pu, dans l’esprit de Boccherini, justifier ces emprunts composites. Ensuite, il faut souligner la qualité de ces transcriptions. Boccherini a su si bien utiliser les ressources de la guitare, sans ruiner l’équilibre avec la texture musicale des cordes (2 violons, alto et violoncelle) qu’on a pu s’étonner de son aptitude à assimiler aussi habilement les possibilités techniques de cet instrument. Ii n’y a là rien, nous semble-t-il, qui puisse surprendre. Boccherini a écrit également pour pianoforte, flûte, hautbois, deux altos, et cordes toujours exploitant parfaitement les virtualités techniques et expressives de ces divers instruments. La guitare, pour un musicien italien vivant en Espagne, n’était pas l’instrument » exotique » totalement inconnu. Les rapports ambigus entre les musiques italienne et espagnole ont été bien peu étudiés jusqu’à présent. On souligne un peu vite le niveau « aristocratique » de la musique italienne importée en Espagne, réservée aux classes nobles et cultivées et drastiquement opposée à la musique populaire locale. Or plus on explore ces deux niveaux, plus l’évidence de leurs connexions se manifeste. C’est oublier, par exemple, les échanges humains entre les royaumes d’Espagne et de Naples, cette dernière province perçue, depuis, comme italienne, mais propriété, alors, de la couronne espagnole, celle des Bourbons d’ailleurs.
On peut supposer que Boccherini découvrit les caractères de la musique populaire espagnole lorsqu’il arriva à Madrid. Les références aux rythmes de danses (fandango, séguédille, tiranna) ou aux modes musicaux locaux (gammes andalouses) ne manquent pas dans son œuvre, éléments le plus souvent utilisés dans la perspective de « l’idéal classique » en gestation, d’où la saveur particulière de nombre d’œuvres de Boccherini, enrichissant le « modèle classique » de la forme et de l’écriture par des emprunts à certaines musiques populaires. Il n’est guère que l’impressionnante Musica Notturna delle Strade di Madrid, de 1780, qui relève de la simple imitation d’événements musicaux de la vie populaire quotidienne, y compris le pastiche du jeu des guitaristes dans les ruelles du vieux Madrid. En fait, les caractéristiques de la guitare – comme instrument et comme jeu – sont intégrées, diluées, dans l’écriture pour cordes et réparties sur 3, 4 ou 5 voix selon le nombre d’instruments, haussant ainsi au niveau « noble » ce qui pouvait paraître une « copie » du « populaire ». Tant et si bien que le style même de Boccherini se retrouve « intact », que ce soit dans cette série des six quintettes ou dans les quelque cinq cents autres œuvres essaimées entre 1760 et 1804. L’examen rapide, enfin, de ces six œuvres nous le prouvera.