Andrés Segovia

ANDRÉS SEGOVIA : UN SIÈCLE DE GUITARE
« Les traits de la guitare, ses lignes et son corps gracieux, pénétrèrent mon coeur aussi profondément que la beauté d’une femme, qui comme prédestinée par le ciel, apparaît soudain devant un homme pour devenir sa compagne aimée. »

Parcours retracé par Jean-Pierre Jumez avec le maître, à New York en 1981

C’est à chaque fois la « dernière ». À chaque concert de Ségovia, on craint qu’il ne décide d’abandonner la scène pour se reposer sur ses lauriers. Mais cette année encore, il se produit trois fois sur les scènes françaises.

Si la plupart des biographes étalent sur une période allant de 1890 à 1896 la date de naissance du Maître, l’intéressé affirme être né le 21 février 1893. Son acte de naissance, obtenu par Domingo Prat en 1930 indique pourtant la date du 17 mars 1893, à Linares, en Andalousie.

Grand conteur, Segovia aime parler de ses débuts d’autodiddacte comme de la seule formule qui lui ait permis d’éviter le conflit traditionnel entre maître et élève. En fait victime d’un opposition familiale, il n’avait guère le choix.

Andrés Segovia décrit son coup de foudre pour la guitare dans son autobiographie (publiée par McMillan) : « Je l’observai longtemps avant de m’éveiller à ses résonances. La grâce de ses courbes, le vieil or de sa table au grain le plus fin, l’ornementation délicate autour de la rosette, le fin manche s’élevant du buste austère, entouré de palissandre, et se terminant en une figure angélique, tous ses traits, ses lignes, et son corps gracieux pénétrèrent mon coeur aussi profondément que la beauté d’une femme, qui, comme prédestinée par le ciel, apparaît soudain devant un homme pour devenir sa compagne aimée…», ce qui inspira le dessin de son fils, Andrés Segovia Junior, peintre à Paris,

Son premier récital en public eut lieu au grand théâtre de Madrid : l’Athénée, en 1916.

Après une tournée en Espagne et en Amérique du Sud, il fit ses véritables débuts à Paris, dans la Salle du Conservatoire, en 1924. « II était exclu, raconte-t-il, d’envisager une carrière sans se produire à Paris, À cette époque,. Paris était la fourmilière musicale ». En effet : dominant une salle comble, la loge de Madame Debussy abritait Paul Dukas, Manuel de Falla, Albert Roussel, Joaquin Nin. Au programme, entre autres, la première exécution d’une composition de Roussel, intitulée… Segovia ! qui, probablement, devenait la première d’une multitude d’oeuvres qui lui seraient dédiées par la suite. 

Jusqu’à la guerre civile espagnole, il entreprendra des tournées, à l’époque considérables : d’abord l’Europe, y compris l’Union Soviétique, où son autobiographie manuscrite en Français (« Le français est pratiquement pour moi une langue maternelle ; ne croyez pas que, sous prétexte que je n’ai pas pu me débarrasser de mon accent méridional, je n’aie pas étudié toute votre littérature et votre philosophie dans votre langue ! ») est soigneusement préservée (collection privée de Vladimir Slavskii). 

« Elle apparut pour devenir ma compagne aimée »

Puis les États-Unis en 1928 : son premier récital là-bas eut lieu au Town Hall de New York. L’Amérique a d’ailleurs brillamment célébré le « Golden Jubilee » de cet événement en 1978, avec de nombreuses festivités.

Il découvrira ensuite le Japon, les Philippines, la Chine et l’Indonésie. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que je sois confronté à des commentaires de ce genre (comme récemment dans une petite ville bolivienne) : « Le dernier concert de guitare que nous ayons eu ici remonte à
1934 ; il s’agissait d’Andrés Segovia. Nous nous rappelons parfaitement son programme, et nous sommes très impatients d’entendre votre version de la chaconne de JS Bach…

Durant la guerre civile espagnole, Andrés Segovia s’installa en Uruguay, en compagnie de son épouse espagnole (alors son second mariage). Il fit de nombreuses tournées dans toute l’Amérique du Sud, et contribua à la renaissance de l’aspect noble de la guitare sur le continent. Il influença des pédagogues tels qu’Abel Carlevaro, et mit en lumière de nombreux compositeurs, tels que Jorge Gomez Crespo (dont il enregistra la célèbre Nortena). 

À la fin des hostilités, A. Segovia reprit ses tournées incessantes, et se partagea entre ses trois domiciles principaux : Madrid (et, en plus, sa magnifique maison de campagne : Los Olivos), Genève et New York. 

Maintenant encore, ses itinéraires font l’admiration des professionnels du voyage. Il était en juillet au Japon, en août en Italie pour recevoir de multiples décorations (dont la Grande Croix de l’Ordre du Mérite et le Lion d’Or de Venise), en octobre au Royaume-Uni, et il sera ce mois-ci en France.
À long terme, l’action d’Andrés Segovia aura été capitale sur trois plans principaux : l’émotion, l’enseignement, le répertoire.

L’ÉMOTION

Andrés Segovia a su tenir en haleine d’immenses foules par sa sonorité profonde, vibrante et régulière, ainsi que grâce à une éternelle recherche d’équilibre. Son style, assurément, romantique, ne laisse personne insensible, même si ce romantisme déborde parfois dans des oeuvres qui s’en passeraient peut-être (ses rubati dans les oeuvres de JS Bach sont
devenus chose célèbre). D’autre part, il réussit, de par sa personnalité et sa projection, à créer une atmosphère quasiment magique. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre des applaudissements aussi fournis à son entrée en scène qu’à sa sortie. 

Partition manuscrite originale de « la Macareña », bien avant l’hymne des Jo d’Atlanta.. La macareña est un terme utilisé pour désigner les femmes du quartier de la Macareña à Séville. Mais ce mot évoque désigne aussi une femme fière et hautaine.

Voici par exemple comment Bernard Gavoty, dans sa série Vingt Grands Interprètes, a ressenti et décrit cette magie :
« Le voici; il s’avance, la guitare à la main. Sa gravité de prélat, son onction naturelle s’accommodent parfaitement de la cathèdre où il s’assied. Le pied gauche sur le tabouret, comme une brodeuse, il installe la guitare sur sa cuisse, il la tourne vers sa poitrine. L’avant-bras appuyé sur l’arrête de la table d’harmonie, la main droite entre la rosette et le chevalet, Segovia considère sa guitare avant de commencer. C’est une vieille reine qu’il a mise, cavalièrement, sur ses genoux: le vernis blond et brillant dissimule, comme un fard, une coquette centenaire qui ne veut pas avouer son âge, une voyageuse qui ne s’étonne plus de rien (…). Un guitariste et sa guitare, l’un portant l’autre, cela suffit. L’on sourit en évoquant l’attirail compliqué de tant de musiciens. Un pianiste en face de son sarcophage… (…) Un chef d’orchestre, il lui faut tout un bataillon pour montrer ce qu’il sait faire. Tandis que Segovia… Chut ! il commence… Non, il s’accorde, avec une nonchalance de conteur arabe… »

De ce point de vue, l’énorme discographie qu’on lui doit ne peut refléter la « vibration » émise lors de ses concerts. Il serait vain de vouloir établir une liste de ses enregistrements : lui-même en a perdu la trace. Une série de vingt albums vient d’être rééditée par DECCA aux États-Unis.

L’ENSEIGNEMENT


Plusieurs temples de l’enseignement musical sont associés au nom de Segovia : Académie Chigiana de Sienne, Saint Jacques de Compostelle, Berkeley… Nombre de concertistes ont étudié, à divers degrés, avec lui.
La technique de base est inspirée des principes généraux de la technique moderne des instruments : décontraction, décrispation, mouvements naturels, main droite envisagée en tant qu’archet de violon, position stable, concentration sur la sonorité et le timbre.

LE RÉPERTOIRE

On ne compte plus les compositeurs qui ont voué une admiration assez grande à A. Segovia pour lui dédier des oeuvres. Citons :

  • Francisco Moreno Torroba (1891) : Suite Castellana (1926), Pièces Caractéristiques (1931), Joaquin Turina (1882-1949) : Fandanguillo (1926), Sonatine (1935), Hommage à Tarrega (1935).
  • Manuel Ponce (1882-1948) : Sonata Romantica ; Hommage à Franz Schubert, qui aimait la guitare ; Sonata Clasica ; Hommage à Fernando Sor ; 3ème Sonata, Thème varié et final, 12 Préludes, Sonate Méridionale ; Concerto Del Sud (créé par Segovia à Montevideo en 1941).
  • Mario Castelnuevo-Tedesco (1895-1968) : après une première rencontre en 1932, Castelnuevo-Tedesco n’arrêtera plus d’écrire pour la guitare jusqu’à sa mort : Capriccio Diabolico ; Sonata ; Tarantella ; Fantaisie pour Guitare et Piano, le premier Concerto pour Guitare et Orchestre du 20e siècle (en Ré, Op 99), ainsi que nombreuses autres pièces.
  • Alexandre Tansman (1897) : Suite Cavatina (premier prix au concours de l’Académie de Sienne), Mazurka, Trois Pièces, etc.
  • Heitor Villa-Lobos, rencontré pour la première fois en 1924.

À ce propos, il est curieux de constater le peu de considération qu’a Segovia envers Villa-Lobos en tant que guitariste. La fascinante compagne de H. Villa-Lobos, Mindinha, à laquelle tant d’oeuvres sont dédiées, et qui dirige actuellement le Musée Villa-Lobos à Rio de Janeiro, m’a fait écouter des enregistrements du compositeur interprétant lui-même ses oeuvres à la guitare, au cours d’une session d’enregistrement impromptue : le résultat en est une interprétation délicate, subtile, techniquement correcte et qui devrait, en tout cas, régler
les nombreuses controverses suscitées par les différentes exécutions possibles de ses morceaux.
Parmi les 1200 oeuvres écrites par Villa-Lobos, seuls 12 Etudes, 5 Préludes, une Suite Populaire Brésilienne, un Choro et un Concerto sont dédiés à la guitare. La guitare amplifiée est également utilisée pour l’Introduction aux Choros.

  • Joaquin Rodrigo (1902) a dédié son Concierto d’Aranjuez à Regino Sainz De La Maza, mais sa Fantaisie Pour Un Gentilhomme (1954) à A. Segovia. « J’ai pensé que le seul moyen d’honorer A. Segovia à sa valeur serait de l’associer avec un autre grand guitariste et compositeur, né au 17ème siècle, gentilhomme à la cour de Philippe IV, Gaspar Sanz. J’en parlai à Segovia, qui approuva le plan, en me prévenant des difficultés que je rencontrerais, du fait de la brièveté des thèmes choisis par mon épouse, Victoria. J’en fis donc une sorte de suite-fantaisie que nous décidâmes bientôt d’appeler Fantaisie Pour Un Gentilhomme, jouant ainsi sur les mots pour englober ces deux nobles de la guitare » (Guitar Revue 25, 1961).


En revanche, A. Segovia n’a pratiquement pas touché au répertoire de la musique « contemporaine » ni d’avant-garde. J’ai personnellement longuement travaillé avec André Jolivet sur une oeuvre de grande dimension : Hommage A Robert De Visée, que A. Segovia avait lui-même demandée et qui a été une de ses dernières compositions ; l’oeuvre n’a jamais été jouée, ni même, à ma connaissance, publiée.

L’énorme répertoire de musique contemporaine pour guitare, assurément engendré par la « vague » Segovia, est maintenant exploité par les jeunes guitaristes. Les compositeurs français ont également subi cette vague : Francis Poulenc (Sarabande, Embarquement pour Cythère), Georges Auric (Hommage à Mudarra), André Jolivet (Deux études de Concert, Sérénade), Darius Milhaud (Segoviana), Jacques Bondon (Swing 2, Concerto de Mars), Henri Tomasi (Muletier des Andes, Concerto pour Guitare et Orchestre), Jacques Charpentier (Etudes, Concerto pour Guitare et Orchestre à Cordes), Claude Bolling (Concerto pour Guitare Classique et Piano Jazz. Concerto pour Guitare, Flûte et Piano), Jacques Castérède (Hommage aux Pink Floyd, Rhapsodie, Concerto pour Guitare et Orchestre Symphonique) et bien d’autres…

LA CHANCE ET LE DESTIN

Pour certains, la dimension du personnage d’Andrés Segovia ne suffit pas à expliquer sa carrière unique : beaucoup y voient aussi l’heureuse conjonction de la création de la guitare dite « de concert » par A. Torres à la fin du siècle dernier avec la diffusion et le progrès technique de l’enregistrement sur disques (nous disposons d’un certain nombre d’enregistrements de Miguel Llobet, qui se détestait sur disque – mais une seule «prise» était alors possible par morceau – ainsi que d’Agustin Barrios, qui n’avait pu s’offrir une « grande » guitare, ni même y mettre les cordes de boyaux qu’il désirait. 

À cela s’ajoute, naturellement, la révolution des cordages pour guitare, avec, en particulier, le remplacement des boyaux par le nylon, sous l’impulsion d’Albert Augustine aux Etats-Unis et de Savarez en France.

Andrés Segovia lui-même m’a mis sur la voie, lors d’un dîner après son récital au Avery Fischer Hall de New York en mars 1979. Je m’étais produit ce même soir au Carnegie Hall (Recital): « Le miracle de ma vie, je le dois ma force de caractère, mais j’ai aussi largement été aidé par la chance. Le tout m’a permis, sans discontinuer, de progresser lentement, mais sûrement, dans la voie que je me suis tracée ».

Et cette voie, il la garde encore et toujours : quelle meilleure indication que la merveilleuse répartie de son fils Carlos (10 ans), que lui a donné sa jeune et charmante épouse, Emilita. Le maître d’école demanda à Carlos la profession de son père : « Étudiant en guitare ! »