FUITE
ET FIN
Ballottée
entre Hambourg et Bagdad
par
Jean-Pierre Jumez
*******
Hambourg
Son. Songe. Sang. Sa rétine atrophiée s'était
réglée sur le pourpre.
Jamais.
Jamais encore on ne l'avait giflée.
Et pourtant, c'est sûr, elle ne pouvait accepter. Son père alcoolique
et sa
mère malade l’avaient condamnée à subir un apprentissage
humiliant : taper
du courrier à partir d'un magnétophone.
Pour
eux, comme elle était presque
non-voyante, c’était la seule solution. Peu importe qu’ils aient omis
de la
faire soigner lorsqu’elle avait attrapé une infection oculaire à l’âge
de sept
ans. C’était du passé.
L'orphelinat "die
Waisenhaus" où
elle était placée était copie conforme du Château.
Et elle avait jeté
Kafka à la figure de la psychologue…
Gifle.
Suite. Fuite.
Elle
était partie. On ne pouvait l'en
empêcher : elle serait majeure dans quelques jours. Seule
l'étincelle de
son étrange regard à tour à tour gris et éclatant lui ouvrait le
chemin. Pauvre
regard, vague, jaillissant d'un beau visage acéré. Une étincelle
faisant chorus
avec l'éclat de ses bijoux. L'ensemble diffractait les rais de lumière
perçant
les gouttes de cette pluie matinale cinglant la chaussée.
C’était
cela, le legs que lui avait fait sa
mère. L’éclat de ses magnifiques yeux gris enchâssés dans l'écrin
bleuté des diamants
de son collier, plus un bracelet serti, lui aussi, de diamants bleus.
La
lumière. Et l'ombre : celle,
inexorable, qu'avaient diagnostiquée les médecins. Rétinite
pigmentaire,
dégénérescence irréversible, due à un manque de soins suite à une
infection
déclenchée par une séance en piscine.
Sur
l'asphalte trempé menant à Hambourg, elle
entend le carillon déjà éloigné de l'orphelinat qui ponctue les
premières
heures de la journée.
Un
léger crissement, tout proche, la tire de
sa torpeur. Une voix: "Je vais à Berlin, voulez-vous
m’accompagner ?".
Les
traits du conducteur lui apparaissent
d'autant plus flous que les formes déjà estompées se désagrègent à
travers ses
larmes. Mais le grain de la voix est engageant, chaleureux, jeune,
malgré un
accent prononcé. À tâtons, elle trouve la poignée de la portière, et,
sans un
mot, se cale sur le siège.
Une
odeur âcre la saisit, indéfinissable.
Jusqu'à la frontière de l'Allemagne de l'Est qui contrôle le couloir de
Berlin,
ils n'échangent pas un mot.
-
Papieren,
bitte ! Ah ! Vous êtes irakien? Que faites- vous en
Allemagne?
-
Je
suis étudiant.
-
Mais
votre visa expire dans trois jours !
-
Je
sais, c'est pourquoi je me rends à Berlin pour le renouveler.
-
Et
vous, Fraulein, qu'allez-vous faire à Berlin?
-
Mademoiselle
est ma fiancée, elle m’accompagne.
Après
avoir redémarré, il allume nerveusement
une cigarette. Un léger crépitement et à nouveau cette odeur âcre.
-
Un
peu d’herbe ?
Elle
ne répond pas. Ils foncent maintenant
dans la grisaille, cette grisaille pénétrante et lugubre dans laquelle
baignent
les pays de l'Est. Elle distingue vaguement les vrombissements des
camions
qu'ils croisent, les formes ventrues des usines le long de la route,
les
tracteurs dans les champs. Le zézaiement des essuie-glace lui décrit le
crachin
extérieur.
Percevoir
le monde par les sons, les parfums
et le toucher, voilà ce qu'elle commence à apprécier. Plus de grimage,
on ne
contrefait pas une voix comme on force un sourire. Maintenant, elle
apprécie le
monde à sa juste couleur. D'ailleurs, dans le temps, elle dessinait.
Des
chevaux. Elle adorait les chevaux, surtout Balthi, son pur-sang aux
lignes
épurées. Aujourd'hui, elle ne le dessinera plus ni ne l’entendra, ni le
caressera.
À la ferme familiale, tous les jours elle le montait, avant que se
parents de
la « placent »…
Et
pourtant, elle y serait restée, à la
ferme, non pour son père, bien sûr, un homme rongé par l'alcool, non
pour sa
mère qui voulait un fils et qui était pratiquement impotente, mais pour
les
chevaux. Mais il avait fallu en partir, les autorités qui ayant flairé
une
dangereuse promiscuité. Les parents violents, ils connaissaient.
-
À
Berlin, je descends chez des amis turcs.
Le
zézaiement du crachin fait place au crépitement
des averses. La lumière n'est plus assez forte pour alimenter l’éclat
de ses
pupilles, ranimé pourtant par quelques éclairs.
Les
effluves de la drogue lui parviennent
toujours, provoquant chez elle une certaine alacrité. Elle caresse son
collier qui
semble s’être mis en état de veille. La rencontre de ses doigts avec
les arêtes
des pierres lui procure un picotement enivrant. Elle s'endort.
En
atteignant le Ring entourant Berlin, la
voiture se met dans la longue file d'attente des candidats à l'entrée.
La
passagère dort, lovée sur le siège. Les formes du visage et de la
silhouette
prennent un relief particulier aux yeux du conducteur qui, maintenant,
baigne
dans une sorte d'euphorie. Mais un changement radical s'est opéré
depuis qu'il
l'a découverte sur la route : dans la pénombre, subitement
tombée, on
dirait qu'un rideau s'est abattu, éteignant les yeux et les bijoux. Et
pourtant, les lèvres bien serrées de la dormeuse lui conservent une
expression
d'autorité, de détermination.
La
voix rauque d'un policier les fait
sursauter, stoppant la contemplation de l'un et le sommeil de l'autre.
Après un
barrage de questions, faisant pendant à celles posées au poste d'entrée
du
couloir, ils traversent les faubourgs de Berlin-Ouest, ce qu'indiquent
les
éclairages vifs.
Les
diamants et les yeux s'allument dans le
crépuscule.
La
voiture s’arrête dans un quartier animé
devant un grand immeuble délabré. La cage d'escalier est immense
– elle
le ressent par le son des volumes. Les étages sont très hauts. Au
troisième, un
homme ouvre:
-
Je
suis en
pleine classe; allez manger un Döner Kebab en bas en m’attendant.
Affamés,
ils se font découper plusieurs
selles d'agneau. Elle n'avait encore jamais connu une odeur de mouton
aussi
forte.
–
Mes amis ont créé une école dans cet
appartement. Ils y enseignent l'allemand aux immigrés clandestins. Nous
pourrons
y loger.
-
Merci.
Long
silence, puis :
-
Aidez-moi
!
C'est
lui qui a parlé.
-
Mon
visa expire. Je ne veux pas rentrer en
Irak, où je vais servir de chair à canon. Épousez-moi,
je ne vous demande rien d'autre,
ce n'est qu'une question de papiers; vous ne me reverrez plus, mais
vous
m'aurez sauvé.
Elle
le croit. Ces inflexions sont celles
d'un homme sincère, désemparé.
L'ami
les rejoint :
-
Ton père a téléphoné de Bagdad. Je lui ai
dit que tu espérais rester en Allemagne. Il ne veut pas en entendre
parler, et
menace de sauter dans un avion pour venir te chercher. Ta place est
dans ton
pays, dit-il.
-
Il ne pourra rien faire, car il me trouvera
marié et donc résident !
Après
la collation, l'ami leur montre les
"chambres": un matelas à même le sol dans chacune des deux classes où
l’homme enseigne.
Elle
a un mouvement de recul au contact du
remugle laissé par les corps confinés des clandestins dans le local
toute la
journée. Mais, revivant la gifle du matin, elle préfère s'allonger sur
le
matelas…
*******
Bagdad
C'est
la première sortie qu'on lui autorise,
depuis son arrivée à Bagdad, voici trois mois.
Sur
les bords du Tigre, dans un restaurant
"pour familles", seul habilité à recevoir les femmes, sa
"famille", justement, a commandé un mazbrouf, ce
poisson du
fleuve cuit dans l'argile. Tout Bagdad –moins les
combattants – se promène
sur la rive, profitant de la relative fraîcheur nocturne. La lune,
rendue énorme
par l'air sec qui n’oppose aucun barrage, compense à elle seule les
éclairages
réduits du fait de la menace ennemie.
Les
reflets dansants issus du Tigre font
surgir sur sa rétine obscurcie une gigue de souvenirs :
mariage à la
sauvette, avalisé par des témoins turcs ; arrivée du père du
« marié » qui implore la jeune
fille : "Sauvez mon
fils. Il sera perdu, ici. Et sans vous, il ne retournera pas à Bagdad.
Je me
chargerai de son problème militaire. Je vous demande seulement de
l'accompagner
dans l’avion, vous rentrerez aussitôt".
Elle
aurait bien voulu que son père à elle
eût un tel besoin de sa présence… Elle accepte. Mais tout de suite, les
problèmes pratiques : la livre irakienne n'étant plus
convertible par ces
temps de guerre, elle vend ses bracelets pour acheter deux allers
simples pour
Bagdad, en plus de son aller-retour à elle. Plus éprouvante, la
conversion à
l'Islam, nécessaire pour l'obtention du visa.
Puis
l'arrivée à Bagdad, la chaleur, la
foule, l'immense souk de l'aéroport, le vaste appartement familial, la
délimitation
de son territoire, allant de la chambre à la cuisine – elle
n’a pas le
droit d’en sortir. La présentation à toute la tribu, lui jetant des
regards
hostiles, depuis les grands-mères jusqu'à la ribambelle de gosses, tout
ce
monde ne s'adressant à elle qu'en arabe. Puis l'imposition du voile. Et
enfin
les implorations renouvelées du père: "Pour le moment, les autorités
militaires n'acceptent de dérogations que pour les hommes vivant avec
leur
épouse. Ne partez pas encore, je vous en supplie !".
Aujourd'hui,
c'est la première fois qu'elle
voit Bagdad depuis que, de fait, elle est retenue
prisonnière : la famille
de l’époux a gardé son billet, ses papiers. Ne lui reste qu'un collier,
soigneusement dissimulé sous le voile.
La
cuisine, le ménage, les pleurs et le
sommeil, voilà à quoi se réduit son horizon.
Hormis
les cours d'allemand qu'elle dispense
à la plus jeune sœur, qui sont sa seule communication : elle
est écartée
des hommes, y compris de son "mari". Les femmes lui donnent les
instructions
ménagères par signes.
Dans
ce restaurant, la jeune sœur profite de
ce que les hommes sont partis prendre le thé dans une place réservée
aux hommes
pour lui parler :
-
Je
voudrais connaître l'Europe.
M'emmèneras-tu quand tu rentreras 7
- …quand je rentrerai ? Mais vais-je
rentrer ?
- Si tu veux, je puis poster une lettre pour toi.
Donne-la-moi demain après la vaisselle.
"Cher
Père, pourquoi suis-je ici, seule,
séquestrée, je ne sais ? Je sais que Mère est partie. Je suis votre
seule
famille, et vous êtes ma seule famille. Voici mon adresse à Bagdad…"
*******
Rapatriement
-
Je
suis le Consul d'Allemagne. Je dois
informer ma compatriote qui réside ici que son père est mourant.
Puis-je lui
parler ?
Les
visages voilés regardent l'intrus d'un
air ahuri. L'interprète accompagnant le diplomate répète le message en
arabe.
-
Oui,
oui, fait une voix venue du fond du
couloir, en allemand. Attendez !
La
jeune sœur disparaît vers la cuisine puis revient,
accompagnée de cette étrangère qui est devenue son amie.
Interloqué
par ce regard gris perçant le
filtre du voile, le consul reprend :
-
Un
billet pour Hambourg est établi à votre
nom pour vous rendre au chevet de votre père. Vous en êtes bien la
bénéficiaire ?
-
Jawohl !
Deux
mains effilées se saisissent avidement
du document, et le portent à quelques centimètres du visage. L'éclair
qui
s'ensuit est suffisamment éloquent.
-
Le
prochain vol décolle à 15h15; il est
encore temps. Vous avez vos papiers ?
En
un bond, elle est sur le palier.
-
Non
! Je n'ai rien. Ils m'ont tout pris. Je
suis retenue contre mon gré. Emmenez-moi, libérez-moi!
Elle
se précipite dans l'escalier.
Interloquée, la famille ne bouge pas. Les hommes ne sont pas encore
rentrés. Le
diplomate et l'interprète descendent à leur tour. Ils la poussent dans
la
voiture aux plaques rouges officielles.
Au
moment de démarrer, cependant, une
portière s'ouvre brusquement, et la jeune sœur s'engouffre :
-
Tu
avais promis de m'emmener !
La
voiture se perd rapidement dans la circulation
agitée de la capitale: chameaux, tanks porte-missiles, Mercedes
climatisée
évoluent dans une ville moderne, à l'architecture parfois inspirée des
volutes
islamiques.
- Je vais vous établir un laissez-passer qui
vous permettra de rejoindre directement l'Allemagne. Vous pourrez
régulariser
votre situation à l'arrivée.
- Et moi ? s'écrie la jeune sœur.
- Mais vous, vous êtes irakienne, n'est-ce
pas? Je ne puis absolument rien pour vous.
-
Tu
m'avais promis, gémit-elle.
Prenant
les revers de ses mains croisées, le
jeune Allemande se défait de son voile, rendant à son corps sa
silhouette
originale, quoiqu'amaigrie. Son regard éclatant se voit de nouveau
entouré de
l'aura des précieux prismes soulignant son cou. Ses mains se croisent
de
nouveau, mais derrière la nuque, cette fois, et en détachent le collier.
- Prends-le, et tente de me rejoindre !
- Mademoiselle, nous arrivons au Consulat ;
nous sommes obligés de vous laisser ici.
-
Je
viendrai, et je te le rendrai !
Une
longue étreinte maculée de larmes sera
le souvenir que garderont
les deux jeunes filles de cette séparation.
********
Hambourg
Elle
distingue une masse, pas une foule. Des
mains s’agitent de tous les côtés pour accueillir les passagers.
Après avoir présenté son Ausweiss à la
police, elle s'oriente vers la sortie en suivant le flux.
Une
ombre se détache, se rapproche. On lui
prend la main. Par les relents de schnaps, elle identifie son père qui
la mène
sans ménagements à un taxi. Seuls les essuie-glaces meublent le
parcours. Son
regard, que plus aucun halo de pierres ne vient entourer, se disperse
alentour.
À
la ferme, alors que le père règle la
course, elle remonte le chemin menant à l'entrée. Un soufflement
familier lui
parvient, suivi d'une cavalcade : Balthi, celui qu'elle a
dessiné tant de
fois vient la saluer, se frotter à elle. Elle pénètre dans le hall. Des
pas
décidés la suivent. Une main retourne son épaule, et l'autre frappe.
Méthodiquement. Son visage meurtri, ballotté par les coups de plus en
plus violents, n'est plus qu'un embrasement…
Elle
bascule. Lueur. Fureur. Fin.
…

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